Un ouvrage monumental – et des plus utiles pour un large éventail de lecteurs aux intérêts très divers. Il constitue en réalité une encyclopédie de la pensée politique et en grande partie sociale allemande dans ses origines, ses tendances, ses fondements sociaux, ses poids, ses multiples expressions – un éventail impressionnant de sources toujours à l’appui. Le cadre de ces lignes ne permet que d’effleurer, et à titre d’exemples, certains éléments d’un argumentaire toujours très nuancé. Baechler met en valeur la vaste recherche sur la grande variété de domaines attenants à sa thématique. Son argumentaire très nuancé et le langage aussi précis que littéraire font de la lecture un plaisir permanent.

L’auteur structure à partir du XVIIIe siècle les origines, la formation et les évolutions professionnelles, culturelles, politiques, juridiques, socio-économiques de ce qui, au XIXe siècle, deviendra le Bildungsbürgertum. Il développe les imbrications dynamiques de l’histoire intellectuelle, juridique, sociale et administrative qui sont à ses origines. Les spécificités respectives dans les différents États et régions allemands montrent l’importance de cette bourgeoisie dynamique pour leur ascension et stabilité. Si les juristes, les pasteurs, les enseignants des universités et des lycées ainsi qu’une partie des médecins en sont à l’origine, le retard de la modernisation économique et sociale et de la formation d’un État national contribue à expliquer cette »particularité allemande«. Les analyses sont continuellement corroborées par des statistiques permettant une différenciation chronologique, sociale, professionnelle et régionale.

Si l’ouvrage suit en principe un plan chronologique, les approches structurelles façonnent l’argumentaire. Baechler fait ressortir ainsi la complexité de ce groupe social dans toutes ses nuances qu’un bref résumé ne peut développer in extenso: Les grandes idées et conceptions philosophiques dans leurs imbrications avec les programmes politiques; les fondements sociaux et les dynamiques évolutives de ces idées, liées aux organisations fluctuantes et diversifiées qui peuvent les porter; le grand éventail de destins qu’elles connaissaient, dont les variations et la continuité des privilèges notamment de l’enseignement secondaire, des universitaires et des juristes. L’intégration de juifs dans certains des Burschenschaften nationalistes d’étudiants fut un élément important, tout comme la prise de distance de la part du catholicisme comme l’incarna par exemple le Syllabus errorum.

Méfiant vis-à-vis des excès de la Révolution française, le vaste éventail des libéralismes et la complexité de leurs expressions institutionnelles contribuèrent au déclin de ce mouvement politique – favorisant ainsi l’ascension du nationalisme. Elle était accompagnée dans cette bourgeoisie culturelle par une prise de distance croissante par rapport à une »civilisation« considérée comme »occidentale«, notamment britannique. L’analyse des systèmes d’éducation et de la formation des élites, imprégnés par la Aufklärung et le néo-humanisme, met en relief le rôle prépondérant des milieux protestants et des familles pastorales ainsi que l’évolution des professions juridiques à travers les décennies et les régimes.

Étant donné l’essor tardif d’une bourgeoisie économique vers la fin du XIXe siècle, le Bildungsbürgertum constitua longtemps »la seule opposition à la noblesse et à la société d’ordres« (p. 86). Son rôle fut fondamental dans les réformes de la première moitié du XIXe siècle et la révolution allemande de 1848/1849. Si la fondation du Reich bismarckien en 1871 ainsi que la prépondérance de la Prusse provoquèrent une crise morale sinon existentielle à l’intérieur de ce groupe, la variété des réactions fut large. La bourgeoisie culturelle continua à représenter les deux tiers de la haute fonction publique, alors que vers 1914, Baechler évalue son importance à environ 1 % de la population. La conception luthérienne de l’État facilita l’exaltation nationale pendant la Grande Guerre – néanmoins, aussi le soutien aux initiatives de paix en 1917 provint notamment de ses rangs. Le désespoir provoqué par la défaite rendit difficile le ralliement de cette bourgeoisie à la République de Weimar. La perte de niveau de vie suite aux crises des années 1920 amena une prolétarisation diagnostiquée déjà par Max Weber – ne rendant pas uniquement les étudiants sensibles aux mouvements nationalistes. Si de grands intellectuels se consacrèrent au soutien de la République, une majorité resta réservée.

De manière aussi nuancée que déterminée, l’auteur développe ce qu’il considère comme l’avancée du Bildungsbürgertum vers un soutien de plus en plus important du nazisme et de sa politique – et certains de ses membres y ont participé activement. La dernière partie du livre est consacrée à l’analyse détaillée de nombreux parcours de personnes – y compris des historiens de renom – impliquées indirectement ou directement dans la planification et/ou l’exécution de la politique nazie, jusque dans la politique de destruction. Ses exemples clef sont les exécutants du »Generalplan Ost« qui devaient préparer, organiser voire mettre en œuvre la colonisation germanique de vastes territoires d’Europe de l’Est jusqu’en Crimée.

Au cours de la lecture, on peut donc s’interroger sur la pertinence du titre du livre (a-t-il été formulé par l’auteur ou l’éditeur?) et sur la téléologie qu’il implique ou suggère. L’argumentaire détaillé de Baechler nourrira à de multiples égards les débats scientifiques de ces dernières décennies sur les tendances de longue durée dans l’histoire allemande. L’auteur ne les évoque pas toujours expressément mais ils accompagnent ses réflexions en permanence en toile de fond. Évoquons-en seulement quatre: le Sonderweg, à savoir la voie particulière que l’Allemagne aurait prise par rapport aux autres nations européennes depuis le XVIIIe ou XIXe siècle; la superposition des grandes crises de modernisation; le degré de responsabilité du protestantisme dans la consolidation initiale du régime nazi; la dynamique des violences de la Seconde Guerre mondiale.

Le Sonderweg: On voit bien sûr en arrière-fond la longue tradition – pas uniquement française – tendant à expliquer le IIIe Reich par une conséquence apparemment logique de l’histoire allemande. Interprétation enseignée par exemple en 1945 au Centre d’études germaniques à Strasbourg, par Vermeil et d’autres érudits français de renom, au futur personnel dirigeant de l’occupation française en Allemagne en 1945 – qui d’ailleurs développa vite des initiatives différentes et souvent fort constructives. Mais Baechler procède de manière infiniment plus nuancée. Ainsi fait-il amplement ressortir le poids des libéralismes allemands, souvent négligé dans les arguments pour constater un tel Sonderweg allemand. Le grand essor de la recherche comparative a également mis en lumière, depuis les années 1970, des évolutions non démocratiques semblables dans d’autres pays. Baechler apporte de riches arguments indirects à ce débat sans qu’il y prenne position expressément. Le titre de son ouvrage va plutôt dans le sens d’un soutien de l’interprétation »Sonderweg« que son argumentaire ne confirme que partiellement.1

Un deuxième débat comparatif, que Baechler enrichit sans y entrer ouvertement, évalue le poids des trois grandes crises de la formation de l’État-nation, de l’industrialisation et de la démocratisation: elles se produisirent chronologiquement en déphasé dans les pays qui devaient plutôt résister aux dictatures, dont la France et la Grande Bretagne. Par contre, ces crises se superposèrent au même moment et se renforcèrent mutuellement dans les pays dans lesquels une dictature devait surgir – notamment l’Italie et l’Allemagne.

Un troisième domaine concerne la consolidation du régime nazi en 1933/1935 et la dynamique de ses crimes. L’analyse très différenciée de l’extrême complexité du IIIe Reich et de ses soutiens politiques, scientifiques et sociétaux semble contredire dans une certaine mesure le titre du livre. Baechler fait par exemple bien ressortir les origines et structures multiples des résistances au régime. Il a également raison de scruter le rôle d’un grand nombre de juristes consolidant le pouvoir d’Hitler dans leurs différentes positions. Mais bien que l’analyse reste toujours aussi prudente, l’attention portée sur le protestantisme – l’un des exemples clef vu le poids que Baechler lui accorde dans le Bildungsbürgertum – risque de surestimer son importance relative dans la consolidation du pouvoir par rapport à l’Église catholique. Celle-ci fut longtemps considérée comme bastion de résistance, notamment par une historiographie catholique ancienne. Mais le concordat du 20 juillet 1933 avec le Reich – le Vatican avait vainement cherché à l’obtenir depuis 1871 – constitua la première reconnaissance officielle d’Hitler sur le plan du droit international, minant d’emblée les chances d’une résistance catholique. Le 23 juillet 1933, à l’occasion de l’Année Sainte 1933 proclamée par Pie XI, l’évêque de Trèves, Franz Rufolf Bornewasser, célébra la nouvelle alliance entre l’Église et l’État »national« en ouvrant l’une des plus grandes manifestations publiques de 1933 en Allemagne: le pèlerinage de la Sainte Tunique conservée à la cathédrale de Trèves. Bornewasser y fut entouré par le vice-chancelier von Papen – organisateur de la nomination d’Hitler comme chancelier – et par des dignitaires du parti et de la SS en uniforme. Le maire de la ville, personnalité importante du parti catholique Zentrum, devait céder son siège traditionnel à la SS. La SA forma la haie d’honneur et assurait la sécurité tout au long des mois de ce pèlerinage, le nombre de pèlerins – venant très nombreux également des pays voisins – dépassant les deux millions selon le diocèse. La rue principale était inondée en permanence de drapeaux à la croix gammée, largement présentés dans les actualités nationales (images d’ailleurs disparues de Google depuis quelque temps). Un dignitaire du diocèse expliquait dans le livret officiel distribué à tous les pèlerins le rite sanctifiant du toucher indirect de la Sainte Tunique par le parallèle avec le rite nazi consistant à toucher le drapeau imprégné du sang des combattants du parti nazi tombés lors du putsch de 1923.

Un quatrième élément concerne le rôle du Bildungsbürgertum dans les crimes nazis. La discussion pourrait inclure les dynamiques intrinsèques des violences de cette guerre et notamment des crimes de masse que la recherche a mises en relief depuis les discussions des années 1960/1970.

Ces éléments de contexte, à titre d’exemples, pourraient entrer en ligne de compte en évaluant le soutien au nazisme apporté par les membres du Bildungsbürgertum et donc le poids de sa »trahison«. Baechler apporte une myriade d’arguments et de réflexions enrichissant fondamentalement ces débats qui concernent le cœur de l’histoire allemande.

Cette érudition impressionnante revêt une utilité complémentaire importante pour un public francophone: Ceux qui cherchent, pour eux-mêmes ou dans leur enseignement, soit à répondre à des débats allemands scientifiques ou philosophiques, soit à les utiliser scientifiquement et/ou dans une perspective comparative, y trouveront une myriade d’excellentes traductions de termes clef, de sources et de positions scientifiques allemandes (souvent des plus complexes) du XVIIIe au XXIe siècle. Tout est accompagné d’une multitude de chiffres statistiques précis. Le plan détaillé et un volumineux index des noms permettent de trouver rapidement des informations ciblées. En même temps, les nombreuses références à la recherche internationale et notamment allemande peuvent initier le lecteur non spécialisé à des positions et débats scientifiques importants mais parfois difficiles d’accès en langue française. Le prix de 27 euros n’est pas une coquille et contribue autant à rendre l’ouvrage accessible que le style brillant de l’auteur.

1 Cf. le débat initié par Gilbert Merlio dans sa recension de cet ouvrage, dans: Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 54 (2022), p. 277–281, DOI: 10.4000/allemagne.2998.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Rainer Hudemann, Rezension von/compte rendu de: Christian Baechler, La trahison des élites allemandes. Essai sur le rôle de la bourgeoisie culturelle 1770–1945, Paris (Passés composés/Humensis) 2021, 648 p., ISBN 978-2-3793-3712-3, EUR 27,00., in: Francia-Recensio 2023/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96939