L’ouvrage dirigé par Marc-Olivier Baruch aborde un sujet faussement connu: l’histoire du corps préfectoral français durant la Seconde Guerre mondiale. Le comportement de ces hauts fonctionnaires a été décrit de manières péremptoires et contradictoires depuis 1945. D’un côté, les anciens acteurs ont souhaité défendre leur attitude durant l’Occupation. De l’autre, une »légende noire« (p. 9) qui les décrit comme de fidèles serviteurs du régime de Vichy, sciemment épargnés par l’épuration, déterminés à impulser sur leur territoire la dynamique de la Révolution nationale ainsi que la collaboration d’État. Cette publication est issue d’un projet de recherche ayant débouché, en 2016, sur des journées d’études consacrées aux »Préfets et préfectures pendant la Seconde Guerre mondiale«. Elle propose une réflexion qui souhaite réajuster nos connaissances et réintroduire de la complexité dans le portrait du préfet des années noires.

Le premier mérite de cet ouvrage collectif réside dans la façon dont il souhaite revenir à l’archive. La première partie se propose, précisément, d’en faire l’inventaire et de proposer un exemple de mise en pratique. Violaine Challéat-Fonck, Julie Deslondes, Bruno Galland et Grégory Zeigin démontrent la richesse des fonds préfectoraux pour documenter l’action des préfets ainsi que leur carrière. Il en ressort une impression d’éclatement de la documentation entre les archives nationales et départementales ainsi qu’une très grande variété documentaire qui permet de mesurer la densité des terrains d’étude à entreprendre. Précisément, Julie Deslondes propose une mise en pratique utile sur le plan méthodologique à travers le cas concret des préfets normands qui permet de mesurer, déjà, à quel point l’idée d’une réponse simple à la problématique des comportements préfectoraux est vaine. Vichyste convaincu, le préfet du Calvados Michel Cacaud n’en demeure pas moins lucide face à l’effondrement du régime de Vichy et aux espérances d’une libération prochaine. Sans doute, cela aurait pu être précisé, la situation du Calvados en zone occupée, la distance de Vichy en territoire fortement investi par l’administration militaire allemande n’y est pas étrangère.

Quel rôle le corps préfectoral a-t-il joué dans la pratique du pouvoir du régime de Vichy? Quelles furent ses relations avec l’autorité occupante? La »journée du serment« (19 février 1942), analysée par François Rouquet, est l’occasion pour un corps préfectoral fraichement renouvelé d’œuvrer à »l’affirmation de la légitimité du régime« (p. 87) et d’afficher sa »servitude sans limite« (p. 92). Marc-Olivier Baruch, de manière globale, puis Pierre Allorant qui développe l’exemple du préfet Jacques Morane à Orléans ou encore Isabelle Backouche pour le cas de la préfecture de la Seine, s’interrogent sur la pratique du métier de préfet à l’échelon départemental. Le préfet exerce un rôle majeur, tant dans la dimension politique ou administrative que dans l’exercice du contrôle et de la coercition. Il s’impose comme la courroie de transmission de l’autorité que l’État entend exercer sur sa population. Les préfets sont aussi les informateurs privilégiés comme le démontre Tal Bruttmann qui propose une analyse des rapports d’information émis vers Vichy. Les préfets sont dans leur rôle en faisant remonter la manière dont les Français se saisissent, ou pas, des idées de la Révolution nationale. Il y a ici un apport précieux sur l’exercice du renseignement à l’échelon départemental et de l’élaboration d’un rapport administratif. Celui-ci peut être construit par »sélection des faits« (p. 127) afin de conforter le régime dans ses dispositions et de ne pas reconnaître l’existence trop importante d’une activité résistante.

Précisément, Gaël Eismann et Laurent Joly rendent compte des relations troubles entre le corps préfectoral et les autorités allemandes. Des relations étroites se nouent mais les Allemands entendent exercer une surveillance coercitive de ces représentants d’un État vaincu et occupé et de prendre le contrôle, à leur profit, des forces de police assujetties. Des tâches répressives et l’exécution de rafles de juifs leurs sont confiées: »l’administration préfectorale a été au cœur de la politique antijuive, plus particulièrement lors des rafles de l’été 1942« (p. 158). Face à ces ingérences qui débordent le cadre des conventions d’armistice, les préfets passent d’une attitude conciliante à des protestations croissantes tandis que d’autres fonctionnaires tentent de se couvrir ou de manifester leurs réticences envers l’exécution de la politique antisémite du régime.

Quoiqu’il en soit, les préfets de Vichy furent des »figures de l’ambivalence«. L’ouvrage propose une galerie de portraits de préfets de Vichy. De manière transversale, on conçoit que ces attitudes sont inséparables du contexte géographique et chronologique qui sert de toile de fond à chacun des articles. Jean-Marie Guillon s’intéresse ainsi aux préfets du Var, de Provence et des départements limitrophes en zone Sud tandis que Laurent Thiery explore la trajectoire de Fernand Carles, préfet de la zone rattachée au commandement militaire de Bruxelles. Jean-Claude Barbier s’intéresse à Henri Dadoune et Alfred Golliard, révoqués par l’État français parce que juifs. Le premier, secrétaire général de la préfecture de Vendée, meurt à Auschwitz-Birkenau. Le second, préfet du Jura, s’engage dans la Résistance, ce qui le conduit à Hartheim où il est assassiné au printemps 1944. C’est aussi le choix de la Résistance qui conduit Edouard Bonnefoy, objet de la contribution de Jean-Noël Thomas, à Neuengamme. Jean Moulin, dont l’itinéraire est rappelé par Laurent Douzou, meurt sur le chemin de la déportation.

Ces articles, vus dans leur globalité, posent la question majeure de l’insertion de ces préfets dans la société de leur temps. Il apparaît, à la lecture, que ces préfets ne sont pas des corps exogènes: leurs ambivalences, leurs attitudes, leurs doutes, leurs compromissions s’inscrivent dans des dynamiques globales qui fracturent la société française des années noires. Leur sortie de guerre en porte la marque. Les trajectoires des préfets de Vichy sont assez conformes aux lignes de force globales si on suit Pierre-André Peyvel. Certains, comme Adrien Tixier étudié par Gilles Morin, connaissent une carrière interrompue dans une République qu’ils ont contribué à rétablir à cause d’un décès précoce. Les préfets déportés se heurtent aux mêmes obstacles à la reconnaissance d’une activité résistante que les autres. Au moment de refermer ce livre riche et instructif, on s’aperçoit donc à quel point il est faux de prétendre tout connaître aux années noires. Au contraire, cet ouvrage, par les perspectives qu’il ouvre, encourage l’historien de la Seconde Guerre mondiale à rouvrir les dossiers et à explorer les trajectoires de la haute fonction publique sous l’Occupation.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Guillaume Pollack, Rezension von/compte rendu de: Marc-Olivier Baruch (dir.), Vichy et les préfets. Le corps préfectoral français pendant la Deuxième Guerre mondiale, Paris (Éditions de la Documentation Française) 2021, 327 p., ISBN 978-2-11-145673-0, EUR 19,00., in: Francia-Recensio 2023/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96940