On associe volontiers le système parlementaire avec le modèle britannique et sa longue expérience de construction progressive du système des chambres, ou avec le modèle français, la IIIe République ayant donné de nombreux exemples – y compris par l’éloquence de ses orateurs – d’une culture parlementaire bien ancrée.

Lier parlementarisme et Allemagne, en revanche, n’éveille pas le même univers mental. On pense bien au Vorparlament de Francfort en 1848. Le caractère autoritaire de l’Empire allemand, en revanche, fait presque oublier que le suffrage masculin était de mise, et que c’est durant le règne de Guillaume II que fut inauguré l’actuel bâtiment du Bundestag. La Constituante de la nouvelle république de 1918 se réunit à Weimar, et non à Berlin, comme si, toujours, dans ses symboles même, le parlementarisme était contrarié en Allemagne. Et l’image qui vient, bien avant les allées lisses et rénovées du Bundestag, est celle de 1933, du Reichstag en flammes. Une culture parlementaire empêchée? Fragmentée par les catastrophes successives de l’histoire allemande?

En France et en Angleterre, il existe depuis longtemps des études historiques synthétiques, en histoire et en sciences politiques, sur la question du régime parlementaire. En Allemagne, ces dernières années ont connu, à partir d’un paysage initialement plus maigre, une vague de recherches autour de ces questions, notamment avec les travaux de la Commission pour l’histoire du parlementarisme et des partis politiques. Des historiens comme Thomas Mergel ou Marie-Luise Recker pour la république de Weimar ou Andreas Biefang pour l’Empire, ont produit des recherches de fond pour mieux comprendre l’établissement d’une culture parlementaire, que ce soit dans les fonctionnements même de l’Assemblée ou dans le rapport du Reichstag avec la société – notamment par le biais des médias – ou avec les autres organes de l’État.

On retrouve ces auteurs et autrices dans un ouvrage collectif de près de 500 pages, dans lesquelles ils sont rejoints par les plus grands spécialistes d’histoire politique, comme Frank Bösch, Hélène Miard-Delacroix, Wolfram Pyta, Werner J. Patzelt, Andreas Schulz ou Andreas Wirsching. Il s’agit de combler, en un seul volume, ce manque: celui d’un livre qui retracerait 200 ans d’histoire du parlementarisme en Allemagne, de 1815 à nos jours. L’introduction pose un argumentaire fort: cette étude montre les effets de continuité dans cette culture parlementaire, quelles que soient les ruptures considérables qui ont affligé l’histoire allemande. De ce point de vue, écrivent les chercheurs, le parlementarisme allemand plongeait ses racines dans une certaine tradition, perceptible dès 1815, quand se développa l’idée d’une »représentation abstraite« du peuple dans son ensemble.

L’ouvrage propose un choix narratif enthousiasmant: au lieu de se lancer, comme il est souvent de coutume, dans une perspective chronologique, les auteurs choisissent une série de »coupes longitudinales«, des chapitres thématiques, qui permettent de resituer le fonctionnement parlementaire dans un écosystème politique bien plus large: le parlementarisme est ainsi relié à la démocratie, au fédéralisme, aux médias. Il est analysé en lien avec des dynamiques politiques connexes, comme les modifications électorales, la puissance de la société civile organisée en Allemagne, l’intégration politique des femmes, ainsi que la place de l’antiparlementarisme. Ces »coupes« permettent d’entrer dans la deuxième partie, chronologique, avec plus de facilité, la troisième tirant un certain nombre de perspectives actuelles, notamment à propos de l’intégration dans l’Union européenne ou d’une certaine »crise de la représentation«. Tous ces chapitres sont irrigués par une solide utilisation des sciences politiques et des comparaisons internationales, qui permettent, tout en gardant le sens du contexte historique, de poser la question des rapports de pouvoir et du fonctionnement juridique des Assemblées successives. De nombreuses images viennent illustrer le propos, et n’ont rien de décoratif: comme le défend Andreas Biefang dans un court propos, il y a bien un enjeu à montrer le Parlement en action, dans les photos, les caricatures et les cérémoniels.

Cette défense d’une certaine tradition allemande du parlementarisme, dans un pays marqué par l’autoritarisme politique au XIXe siècle, d’une part, et par la catastrophe incommensurable de la dictature nazie et de l’holocauste, d’autre part, soulève évidemment des questionnements. N’existait-il pas, se demandait Thomas Mergel il y a une dizaine d’années, une »voie particulière« (Sonderweg) allemande du parlementarisme?1 Un certain retard démocratique? À l’inverse, la tentative d’écrire une histoire positive de la tradition parlementaire n’aboutirait-elle pas, quand bien même ce ne serait pas son objectif, à une renaissance d’une forme de »roman national«, un écueil qui hante les dernières réflexions de Heinrich August Winkler dans son ouvrage »Deutungskämpfe« (2021)?2

Les chercheuses et chercheurs de cet ouvrage, bien évidemment, se gardent d’une telle perspective. Ils préfèrent montrer que le débat sur la »voie particulière« allemande a remis au cœur de l’attention actuelle la période de l’Empire, posant la question de continuités du fonctionnement et de la culture parlementaires jusqu’à aujourd’hui, par-delà l’échec de la république de Weimar et la dictature national-socialiste. La période de naissance de la démocratie et du parlementarisme allemand, dans les années qui séparent 1871 de 1914, semble plus que jamais au cœur de l’attention, sans pour autant que ses parts d’ombre ne conditionnent complètement – pas plus que la rupture de 1918 – de manière irrémédiable l’ascension au pouvoir d’Adolf Hitler.

Face à ces écueils, l’ouvrage collectif revendique un pluralisme de méthode et de vision, pas uniquement pour le principe, mais parce que c’est justement la seule manière de ne pas construire un récit téléologique de la grande marche vers l’apothéose parlementaire, en respectant l’indétermination des possibles ouverts dans le passé politique de l’Allemagne.

1 Thomas Mergel, La question d’une »voie particulière« du parlementarisme allemand, dans: Nicolas Patin (dir.), Un parlementarisme allemand?, Parlement[s]. Revue d’histoire politique 2014/1, n° 21, p. 13–21, DOI: 10.3917/parl1.021.0013.
2 Heinrich August Winkler, Deutungskämpfe. Der Streit um die deutsche Geschichte, München 2021, p. 252.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Nicolas Patin, Rezension von/compte rendu de: Andreas Biefang, Dominik Geppert, Marie-Luise Recker, Andreas Wirsching (Hg.), Parlamentarismus in Deutschland von 1815 bis zur Gegenwart. Historische Perspektiven auf die repräsentative Demokratie, Düsseldorf (Droste) 2022, 476 S. (Veröffentlichungen der Kommission für Geschichte des Parlamentarismus und der politischen Parteien [KGParl]), ISBN 978-3-7700-5355-1, EUR 49,90., in: Francia-Recensio 2023/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96945