C’est en toute connaissance de cause que Michèle Descolonges décide de commencer son étude sur le camp de Rieucros en 1938 soulignant ainsi dès le titre la responsabilité de la IIIe République pour le fait – ignoré par la plupart des contemporains – que l’internement dans des camps en France a débuté bien avant l’invasion de la France par les troupes allemandes et que leur création initiale n’était pas liée à la guerre. Avec son livre l’auteure tente de donner une vision d’ensemble de l’histoire de ce premier camp en France, installé près de Mende en Lozère. Il a été créé sur la base du décret de 1938 et accueille des hommes dès février 1939. Il fonctionnera ensuite à partir d’octobre 1939 comme camp de femmes jusqu’en février 1942, date à laquelle les femmes seront transférées à Brens près de Gaillac, dans le département du Tarn. C’est de là que des femmes juives seront déportées massivement à partir d’août 1942.
Des travaux pionniers sur ces deux camps ont permis dès les années 90 de rassembler quantité de témoignages, de documents, de photos et de dessins ainsi que des fonds d’archives privées contenant des dessins, des lettres, des textes et des journaux écrits dans le camp. C’est à partir d’une présentation polyphonique de ces sources et leur analyse méthodique dans une perspective de genre que la complexité de l’histoire a pu être mise en relief pour la première fois.1 Cette importante base de travail avait pour but de susciter et d’enrichir d’autres recherches. On ne peut donc que se féliciter que le flambeau ait été repris par Michèle Descolonges (MD par la suite dans le texte) et que l’histoire de Rieucros ait suscité à nouveau l’intérêt scientifique.
Dans son introduction (p. 10–17) qui mélange état de la recherche et réflexion personnelle, MD présente tout d’abord les idées qui ont guidé son travail. Dans le premier chapitre de son étude (p. 31–43) elle situe Rieucros dans son contexte historique et géographique. Elle retrace le cheminement du »projet commun« conçu et réalisé par deux acteurs principaux, le préfet Robert Bizardel et le maire de l’époque, Henri Bourillon. Elle s’étonne que dans le passé »les circonstances locales de l’installation du camp à Rieucros ne sont pas interrogées« (p. 15). Mais MD n’est pas la première à s’étonner du fait que des hommes de gauche bien intentionnés sont à l’origine de la création du premier camp en France à Mende. Ce paradoxe a déjà été souligné dans des travaux antérieurs.2 L’ambiance politique en Lozère est fortement imprégnée du conservatisme et catholicisme des élus locaux, hostile à tout accueil d’étrangers. Ils instrumentalisent le rejet général de l’accueil des étrangers par la population locale et la xénophobie ambiante pour dénigrer le projet commun humanitaire de leurs adversaires politiques de gauche que sont le préfet et le maire. Ce n’est que par la suite des événements et sous la pression de forces politiques de droite que le projet initial pensé à l’origine comme protection de réfugiés change de nature et se transforme en politique de répression et de persécution.
Dans le deuxième chapitre de son livre (p. 45–89) MD examine de près la première période du camp de février à octobre 1939, destinée à accueillir des hommes. Elle nous dresse un tableau des 91 hommes passés par Rieucros, précise leurs origines et les raisons de leur internement. La majorité sont des vétérans de la guerre d’Espagne, d’autres se voient attribué l’appellation de »droit commun«, notion dont la signification reste souvent floue et qu’il faut manier avec prudence. Elle décrit l’hostilité grandissante des Mendois à leur égard, et aussi la mobilisation des internés et leurs actions communes en dépit de leurs différences d’orientations politiques. En témoigne entre autres une lettre ouverte publiée le 4 juin 1939 et signée par 49 des internés, pour la plupart des anciens combattants de la guerre d’Espagne.3
Mais nous n’apprenons malheureusement rien sur les femmes espagnoles internées à Rieucros à cette même époque. C’est grâce aux travaux de Maëlle Maugendre4 que nous connaissons plus en détail leur destin et celui d’autres femmes espagnoles réfugiées en France à la fin de la guerre d’Espagne. Elles sont entre 75 000 et 95 000 à chercher refuge en France. Tributaires des stéréotypes de genre, les femmes sont confrontées à des dispositifs étatiques de prise en charge distincts de ceux des hommes. Des centres de triage aux centres d’hébergement disséminés sur tout le territoire, en passant par les camps d’internement (comme Rieucros par exemple) pour certaines d’entre elles.
La déclaration de la guerre en septembre 1939 représente un tournant dans l’histoire de Rieucros qui change de statut et de fonction à partir d’octobre 1939. Cette transformation et une première période allant d’octobre 1939 jusqu’en juin 1940 sont traitées dans le troisième chapitre du livre (p. 91–142). Au cours de l’hiver 1939–1940, le nombre des internées augmenta continuellement. Jusqu’à l’Armistice, 590 femmes sont internées à Rieucros par mesure administrative. Plus de vingt nationalités y étaient représentées, les Allemandes et les Espagnoles formant au début les groupes les plus importants.
Même si ces femmes avaient des origines géographiques et sociales extrêmement diverses, elles furent toutes considérées au même titre comme particulièrement dangereuses pour la sécurité intérieure de la France. Bon nombre d’exilées politiquement actives ne furent pas internées en raison de leurs convictions et de leurs actions politiques, mais pour »galanterie« selon la formule officielle. Il est en effet frappant de constater que parmi les raisons d’internement évoquées dans les registres du camp cet argument figure dans la majorité des cas. Ce qui amène Felix Chevrier, le directeur de la commission des centres de rassemblement, à constater dans une lettre au chef du camp que: »Telle femme, accusée d’avoir la cuisse légère, est probablement là pour s’être trop bien défendue«.5 Leur traitement s’explique entre autres par le fait que les émigrées vivaient souvent seules ou en concubinage. Pour les responsables de l’administration française de l’époque ce »libertinage« était en soi suspect. Dans l’esprit de l’époque une femme vivant de manière autonome était une femme »aux mœurs légères«. Son engagement politique n’était pas vraiment pris au sérieux, le vrai danger résidant dans l’imaginaire du temps dans le corps de la femme. Cette ambiguïté était encore renforcée par le fait qu’à Rieucros des prostituées aient effectivement été internées avec des »politiques« qui – n’appréciant guère ce mélange – s’en désolidarisaient plus d’une fois.6
MD tente de caractériser la vie en commun des différentes femmes présentes dans le camp à partir d’une multitude de sources d’archives consultées. Il est intéressant en effet de poser la question du vivre ensemble de ces femmes d’horizons et d’origines tellement divers dans ce contexte extrême. Dans ce monde »concentrationnaire«7 où se côtoyaient l’anarchiste espagnole ayant vécu la guerre d’Espagne, la communiste française ou italienne, la journaliste tchèque, la femme artiste, type »nouvelle-femme« de la république de Weimar ainsi que des ouvrières des différents pays et des femmes que la vie avait amené à vendre leur corps, quelles étaient les relations entre ces femmes? Situation propice pour un échange insolite ou plutôt situation insolite pour un échange propice? Cette manière peut-être inhabituelle de voir les choses se résume dans la phrase d’une lettre d’une internée allemande, l’artiste peintre Sylta Busse, qui face à la multitude de modèles féminins écrivit à son mari: »La situation est tellement unique que je serais triste, si je ne pouvais pas en profiter suffisamment«.8
MD illustre la diversité des femmes et de leurs destins mais sa présentation reste quelque peu impressionniste. Parfois ses conclusions sont erronées. Ainsi elle insinue que les femmes espagnoles auraient été victimes de jugements stéréotypés de la part des Allemandes qui seraient »passées à côté de la signification politique de leurs rebellions« (p. 105). Le contraire est pourtant vrai et documenté.9 Pour les Allemandes (dont un grand nombre avaient elles-mêmes participé à la guerre d’Espagne dans les Brigades internationales) comme pour les Espagnoles, la guerre d’Espagne représentait un vécu et une référence politique commune importante pour ne pas dire essentielle.10 L’aide des »politiques« allemandes envers les Espagnoles et le soutien scolaire de leurs enfants n’est pas l’expression d’une »déconsidération« du peuple espagnol (p. 105) mais le reflet d’une grande estime et de solidarité. Il suffit pour cela de lire les témoignages d’Ursula Katzenstein, de Lenka Reinerova ou de Sylta Busse et aussi de Michel del Castillo.11
Après la défaite française et l’armistice en juin 1940 la situation des internées et le caractère de l’internement et de la répression s’accentuent tout en gardant une certaine continuité quant aux personnes ciblées. Contrairement à ce qu’écrit MD à ce propos dans le quatrième chapitre de son livre (p. 149–259), des femmes françaises avaient déjà été internées en 1939 à côté des étrangères. Sur le modèle du décret du 12 novembre 1938 visant les »indésirables étrangers«, le gouvernement Daladier avait promulgué le 18 novembre 1939 une loi permettant l’internement »de tout individu, Français ou étranger, considéré comme dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique«.12 Expliquer l’internement des Françaises par un »changement de politique d’après la défaite« (p. 174) et dire que »les premières Françaises sont conduites à Rieucros le 24 mai 1940« (ibid.), passe sous silence l’internement de Françaises dès 1939. Ainsi MD tend à excuser la politique de répression et cache une certaine continuité idéologique entre la IIIe République et le régime de Vichy. En analysant les débuts de l’internement et sa poursuite dans le temps on voit comment l’évolution politique, l’échec du Front populaire et la »revanche« de la droite en parole et en acte a déjà joué un rôle dans la législation répressive sous la IIIe République finissante.
La mise en place du régime de Vichy alla renforcer cette répression et l’élargir à tous ceux et celles considérés représenter un danger pour le »nouvel ordre«. Dans le cadre de la »révolution nationale«, mise en œuvre par Pétain, l’État s’attaque entre autres à l’émancipation féminine. Une des clés de voûte en était la redéfinition du rôle de la femme comme élément stabilisateur du système. Le décret du 11 octobre 1940 vise à écarter les femmes de la vie professionnelle. La contraception et l’avortement sont interdits. L’infraction de ces lois ou la prostitution, susceptible de contaminer les soldats allemands, sont passibles de lourdes sanctions. Il n’est donc pas étonnant de constater une forte augmentation de femmes internées pour des raisons de cet ordre. Contrairement aux femmes politiques de la première phase, secourues par l’extérieur et soutenues par des réseaux d’entraide, ces femmes étaient souvent très jeunes et venaient de milieux modestes. Elles furent internées souvent au motif supposé de prostitution. Devant la situation apparemment sans issue, l’espoir d’une liberté – même relative – détermina un groupe de 32 femmes en mai 1941 à se déclarer prêtes à partir travailler en Allemagne, quand une commission allemande avait cherché à recruter des femmes pour des tâches agricoles et industrielles.
Les femmes parties de France pour travailler en Allemagne ont depuis peu seulement fait l’objet d’études.13 Le service du travail obligatoire en Allemagne ne s’appliquait pas aux femmes; leur recrutement se faisait sur la base de leur consentement. Les quelques 80 000 d’entre elles qui s’y sont rendues, souvent par nécessité économique ou pour échapper à d’autres contraintes, ont été en majorité employées dans l’industrie d’armement. Nous savons depuis les travaux d’Insa Meinen que la politique allemande avait continuellement recours à des détenues de camps d’internements en France.14
À travers l’analyse des dossiers des 32 femmes parties de Rieucros en mai 1941, MD montre tout d’abord que les accusations de »prostitution« à l’encontre de ces femmes se révèlent majoritairement comme factices. La violation des normes est en règle générale mise sur le compte de la sexualité des femmes. Comme nous l’avons déjà vu pour les politiques, des femmes libres et indépendantes suscitent la suspicion. Et ceci vaut encore davantage sous le régime de Vichy qui explique la défaite de la France face à l’Allemagne en partie par la »débauche« des femmes émancipées et leurs revendications exprimées dans les années 30. Pour être arrêtée et internée comme suspecte, il suffisait d’ailleurs de peu. Participer à un bal clandestin ou être arrêtée sans papiers.15 Le témoignage d’une des femmes internées à Rieucros et qui explique sa décision d’aller travailler en Allemagne en offre un aperçu tout à fait édifiant:
»Ma chère maman, je viens de prendre une décision n’envisageant aucun autre moyen de sortir et finir cette vie épouvantable de camp. La commission allemande vient de passer aujourd’hui chez nous et accepte les étrangères désireuses de se rendre en Allemagne pour travailler, le contrat est de 6 mois, une quantité d’autres femmes ont accepté comme moi cet engagement on nous dit une grande liberté et que nous serons nourries et payées« (p. 242).
Stanislawa N., qui écrit ces lignes à sa mère, était une ouvrière d’usine dont les papiers n’avaient pas été en règle. Comme le montrent les archives, ces jeunes femmes, majoritairement des immigrées des pays de l’Est, avaient travaillé dans divers domaines comme ouvrières avant leur arrestation. Elles sont d’un milieu modeste et victimes de conditions de vie difficiles. Comme le montre Camille Fauroux, les femmes ont découvert à leur arrivée en Allemagne des conditions d’hébergement et de travail auxquelles elles ne s’attendaient certainement pas.16 Les 14 femmes parties de Rieucros le 20 mai 1941 pour travailler dans une usine d’armement à Malchow dans le Mecklembourg se sont retrouvées dans un camp annexe du camp de concentration de Ravensbrück où les conditions ne différaient guère de celles du camp central. Par ailleurs, au moins 200 des 80 000 travailleuses civiles en Allemagne ont été déportées de leur lieu de travail dans ce camp de concentration pour femmes au nord de Berlin. La plupart du temps pour absence au travail non autorisée, ce qui était considéré comme du sabotage.
Même si la quantité de documents d’archives et de sources consultés et épluchés impressionne, le livre de MD n’apporte pas de connaissances nouvelles. Afin de valoriser son propre travail MD épingle tout au long de son ouvrage de prétendues erreurs ou omissions dans les travaux de collègues historiens. Ainsi elle prétend entre autres que »ultérieurement, une histoire de Rieucros a été diffusée qui a placé les femmes juives au centre de la mémoire du camp« (MD, p. 269). Si le destin tragique des femmes juives déportées de Brens a pu dominer la transmission de l’histoire des deux dernières décennies et remplacer la narration plus politique des années d’après-guerre, ce n’est pas à cause du travail des historiens mais cela s’explique entre autres par un déplacement dans l’intérêt mémoriel général. Ce ne sont pas les historiens qui créent la mémoire mais l’usage qui est fait de leurs recherches. Mais si, comme elle le prétend, les victimes juives avaient été trop exclusivement mises en avant dans le passé, pourquoi elle-même parle-t-elle uniquement des victimes juives internées à Rieucros et déportées par la suite de Brens ou d’autres lieux en France et non pas des déportées victimes de la répression politique (p. 269)? N’apparaissent pas dans son »bilan« des femmes politiquement engagées, juives ou non-juives qui ont connu la déportation par mesure de répression après leur internement à Rieucros.
Livrées aux Allemands (dans le cadre de l’article 19 de l’armistice) à cause de leur engagement politique et déportées par la suite au camp de concentration de Ravensbrück,17 s’étant évadées de Rieucros, puis arrêtées en France pour faits de résistance et déportées à Ravensbrück également,18 retournées en Allemagne ou en Autriche sous de fausses identités comme travailleuses civiles pour faire de la résistance dans leur pays respectif, puis arrêtées et déportées à Auschwitz ou à Ravensbrück,19 leurs destins comme celui d’une multitude d’autres femmes restées anonymes sont passés entre les mailles de la mémoire. Elles ne rentrent pas dans les narratifs dominants, passent à côté des récits tout tracés. La majorité de ces femmes ont survécu, mais ce qu’elles ont vécu les a marquées à vie. Par ailleurs nous ne connaissons pas le nombre de femmes internées à Rieucros et mortes suites à leur déportation à Ravensbrück. Comme nous ne savons pas ce que sont devenues les femmes qui se sont engagées »volontairement« pour travailler en Allemagne. Le mépris général envers ces femmes considérées sans aucune distinction comme collaborationnistes après la guerre a masqué leur réalité et ne leur a pas permis de sortir de l'ombre de l’histoire.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Mechthild Gilzmer, Rezension von/compte rendu de: Michèle Descolonges, Un camp d’internement en Lozère: Rieucros, 1938–1942, Toulouse (Presses universitaires du Midi) 2022, 315 p. (Tempus, 67), ISBN 978-2-8107-0764-5, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2023/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96949