Après la biographie de Habermas traduite en français il y a peu, voici celle d’un grand philosophe allemand du XXe siècle, Helmuth Plessner. Assez méconnu à vrai dire en France qui ignore la tradition, toute germanique, de l’anthropologie philosophique dont relève l’œuvre de cet universitaire, principal héritier de Max Scheler, l’ouvrage en propose un passionnant portrait politique et culturel davantage peut-être que strictement philosophique (d’autres biographies récentes en Allemagne ont traité cet aspect-là des choses). L’ampleur de la documentation (archives de différentes universités, correspondances, entretiens oraux) ajoutée à une bibliographie imposante confère à cette entreprise scientifique une érudition de premier plan. L’appareil de notes, d’une grande richesse, s’avère souvent d’une lecture autant indispensable qu’éclairante. Le cœur de l’ouvrage s’articule autour de la question de l’exil aux Pays-Bas de Plessner entre 1934–1951 et sa remigration en RFA à partir de cette date jusqu’à sa retraite en 1962. Il s’inscrit ainsi dans l’abondante littérature consacrée aux formes transnationales de l’exil scientifique et intellectuel européen des années trente et quarante. À partir de son étude de cas, l’autrice reconstitue alors une bonne partie du fonctionnement politique de l’université allemande dans le champ des sciences humaines et sociales entre le début des années trente et le début des années soixante. Par ailleurs, avant, pendant et après l’exil, le livre se penche sur les idées libérales de Plessner confrontées depuis les années vingt aux philosophies radicales de certains contemporains (Heidegger, Carl Schmitt), au nazisme et, à un moindre degré, au conservatisme parfois obtus d’une certaine RFA dans les années cinquante. Avant l’exil de 1934, une centaine de pages sont dédiées aux années de formation et d’épanouissement philosophique du jeune Plessner dont l’œuvre majeure, »Les degrés de l’organique et de l’homme« (1928) traduisait la tentative d’articuler la phénoménologie, le néo-criticisme kantien et l’herméneutique de Dilthey. On y lit le parcours intellectuel complexe qui le mène à l’anthropologie philosophique afin de combler l’abîme qui séparait philosophie et sciences empiriques dans un mouvement de concrétisation de la phénoménologie. L’autrice est assez rapide sur les aspects strictement philosophiques du courant qui a fortement décliné après 1945 (en dépit de la réputation d’Arnold Gehlen). Plessner qui devait s’inscrire à l’université de Cologne comme le digne successeur de Max Scheler voit sa carrière entravée par un conflit avec ce dernier, avant d’être expulsé de l’université par les nazis pour raison raciale (son père est juif, converti au protestantisme). Commence une longue expatriation forcée de 15 ans que le livre documente remarquablement en tirant profit des nouvelles orientations prises par la recherche sur l’exil. Deux traditions avaient dominé pendant des décennies qui portaient l’une sur l’examen de l’ajustement (ou pas) de l’exilé à la société d’accueil, et l’autre (chez Kracauer, Adorno, Coser) sur l’idée d’une inventivité intellectuelle propre aux personnes déplacées. Les nouvelles recherches sur l’exil (citons, en français, la thèse de Laurent Jeanpierre que, malheureusement, le livre ignore) examinent désormais d’une part le profil de l’exilé (caractéristiques culturelles et politiques, âge, insertion ou non dans des réseaux académiques internationaux avant l’exil, etc.) et d’autre part mettent l’accent sur la dimension politique de l’exil. L’autrice suit donc en détail le parcours difficile de Plessner au sein de l’université hollandaise (il devient professeur titulaire en sociologie seulement en 1946) et, à un moindre degré dans la société hollandaise (il dispose d’un contingent d’amis non négligeables). Cette insertion à demi-réussie tient sans doute au fait que Plessner n’était pas titulaire en 1934 en Allemagne et manquait de notoriété; elle relève surtout de sa situation assez particulière vis-à-vis de l’Allemagne: jusqu’en 1940, il y séjourna longuement sans encombre (il ne fait pas de politique antinazie en Hollande), voit et correspond avec beaucoup d’anciens collègues restés au pays. Son émigration ne fut pas de »rupture« comme le fut celle de l’immense majorité des exilés raciaux germaniques mais plutôt »d’attente«, à la manière des exilés politiques de gauche qui attendirent la fin du nazisme. Sur le côté politique de l’exil de Plessner, bien que très prudent dans ses prises de position jusqu’en 1943 (il doit alors démissionner de son poste de chercheur à Groningue), il faut malgré tout relever la publication importante en 1935 de son livre peut-être le plus connu par le public, »Destin de l’esprit allemand«, réflexion en termes de Sonderweg (»voie particulière«), et qui occupe, à ce titre, une place privilégiée (bien que contestée aujourd’hui) dans l’historiographie sur le parcours illibéral de l’Allemagne après 1848. L’ouvrage fut réédité tel quel (il contenait des passages assez négatifs sur la république de Weimar) en 1959 avec seulement une nouvelle introduction.
Le deuxième pivot du livre porte sur l’histoire politique de l’université allemande entre 1933 et la fin des années cinquante. La période clé étudiée est celle de l’après-1945 quand tente de se reconstituer en RFA une nouvelle vie académique à laquelle Plessner participe dès 1946. L’autrice déploie une érudition sans failles pour examiner le fonctionnement universitaire, les recrutements au premier chef. À travers les sollicitations dont fait l’objet Plessner après-guerre, elle montre le poids des réticences politiques et raciales qui continuent de s’exercer à l’encontre de Plessner dans l’Université (théoriquement) dénazifiée. Elle illustre aussi le poids des acteurs politiques qui ont le pouvoir de valider (ou pas) le choix des comités de sélection: à Hambourg, Plessner est récusé par le ministre de l’Éducation social-démocrate alors qu’à Gottingue, en 1950, c’est un ministre de ce même parti qui valide le choix du comité de sélection. Le retour en Allemagne de Plessner se heurta ainsi à la méfiance qui pesait alors le plus souvent sur les exilés. Une fois nommé, et bien que se refusant à toute accusation ad hominem, il fut néanmoins en butte à des vexations diverses, des formes de dédain plus ou moins explicites de la part de collègues (Gehlen et le sociologue Schelsky notamment) au parcours pourtant fort trouble durant la période nazie. Cette configuration peu édifiante du monde scientifique allemand, rétif aux changements, confit dans des »pactes de silence« entre anciens nazis et anciens persécutés (toutefois Plessner s’opposa à la nomination de Gehlen à Heidelberg), avait de quoi décourager les meilleures bonnes volontés. Ici, sur ces dernières années de vie universitaire active, le livre est peut-être un peu rapide sur l’activité »d’intellectuel public« que joue l’auteur d’un »Destin allemand«. Ce dernier parle à la radio, publie dans des journaux, appuie les politiques en faveur de l’éducation populaire, et réédite donc son ouvrage de 1935. En résumé, cette biographie nous donne un remarquable aperçu culturel et politique de ce que fut une grande partie de l’université allemande entre 1920 et 1960, entre certains sommets intellectuels des années 1920 et l’abîme assez profond que fut la période des années 1930–1950. Plessner a tenté, et réussi dans l’ensemble, à rester en altitude.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
François Chaubet, Rezension von/compte rendu de: Carola Dietze, Deuxième chance. Helmuth Plessner (1892–1985) – Une biographie intellectuelle, Paris (Éditions de la Maison des sciences de l’homme) 2022, 564 p., ISBN 978-2-7351-2752-8, EUR 39,00., in: Francia-Recensio 2023/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96953