L’ouvrage collectif »Begrenzungen, Überschreitungen – Limiter, franchir« dirigé par Sarah Ehlers, Sarah Frenking, Sarah Kleinmann, Nina Régis et Verena Triesethau, est une contribution interdisciplinaire portant sur l’étude du rapport entre corps et frontières. Alliant des approches telles que les border et body studies, la psychanalyse, l’histoire de l’art, la sociologie, l’histoire du corps et les études de genre, les autrices ont publié cet ouvrage en allemand et français avec des traditions »sémantiques« et des concepts propres à leurs socialisations académiques. Les différents contributeurs et contributrices de cet ouvrage apportent un regard transnational sur ces thématiques présentes dans nos sociétés actuelles, mais aussi passées, aussi bien en Europe occidentale, qu’en Afrique ou encore en Russie.

Le présent ouvrage est divisé en quatre parties thématiques et composé de douze contributions. L’introduction de S. Ehlers, S. Frenking, S. Kleinmann et V. Triesethau amorce la réflexion sur les questions de frontières et de corps. Celle-ci est publiée d’abord en allemand puis en français grâce à une traduction de N. Régis. Dans ce »double texte«, les quatre autrices s’attèlent à expliquer leur démarche transnationale et bilingue, ainsi qu’à définir les deux termes fondamentaux de »corps« et de »frontières« (p.11–15 et 34–40). Ainsi, la frontière est conçue sous ses aspects territoriaux et spatiaux et le corps définit aussi bien l’aspect physique d’un individu ou d’un groupe, mais il est aussi compris comme un objet de représentations et de policing. La dernière partie de ce texte a pour but de définir trois autres termes qui traversent l’ouvrage: »expérience«, »espace« et »violence« (p. 15–24 et 40–49). Cette introduction conceptuelle, abondante, mais précise, permet aux autrices de proposer un cadrage conceptuel flexible, mais rigoureux.

La première partie de l’ouvrage rassemble trois contributions traitant des modalités et des natures différentes du franchissement des frontières. La première contribution de l’historienne S. Frenking analyse le rôle médiatique et politique de la frontière franco-allemande autour de 1900. La thèse de l’autrice selon laquelle le rôle de la police concrétise la frontière, la garde pour matérialiser l’existence de la nation et que les transfrontaliers et transfrontalières remettent parfois en cause la réalité des séparations territoriales, est convaincante. Le policing des corps de ces derniers devient dès lors un enjeu politique et médiatique. Le texte de l’ethnologue Kirstin Kastner a pour sujet l’expérience de migration de femmes nigérianes vers l’Europe. Grâce à cette perspective postcoloniale, l’autrice traite de la violence genrée subie par ces femmes aux frontières qu’elles traversent, de la transformation de leurs corps dans la »clandestinité«. Le psychologue Adrien Cascarino propose une réflexion et le compte-rendu d’un suivi psychanalytique d’une adolescente aux »agissements auto-agressifs« (tentative de suicide et scarifications). Si le thème du corps de l’individu joue un grand rôle, celui de la frontière est plus subtil, sans doute parce que l’approche dénote par sa démarche particulière. Dans ce premier axe, la performance du franchissement des frontières par des corps est illustrée par des études de cas relatives aux enjeux toujours reliés à différentes normes sociales, politiques et parfois médiatiques.

Le deuxième axe du livre a pour but l’analyse de la production de frontières. Le sociologue et spécialiste d’Europe de l’Est Tonio Weicker a produit un article dont l’objet d’étude sont les marschrutkas (taxis collectifs). Il y questionne par la théorie des affects cette pratique de mobilité qui redéfinit l’espace public et ses frontières sociales urbaines dans la Russie postsoviétique. Ainsi la rencontre d’individus dans ces marschrutkas permet une analyse de l’accessibilité à ces microcosmes qui est limitée, mais aussi conditionnée par un modèle économique basé sur l’exploitation des travailleurs. L’historienne de l’art Marie-Dominique Gil qui analyse la représentation et la performance de mise en cage ou »encagement« nu de femmes grâce à différentes photographies et cartes postales du XXe siècle. M.-D. Gil y établit que l’encagement et la nudité du corps de femmes dans une société patriarcale sont une expression des frontières établissant une hiérarchie des corps et des genres dans les différentes formes d’arts du siècle dernier. Les études de cet axe de recherche délaissent quelque peu la frontière territoriale et explorent l’agentivité et la performance des corps dans des espaces sociaux empreints des hiérarchies genrée et économique.

Le troisième axe questionne la pratique de différenciation »le long de la frontière«. La première étude de cas est menée par S. Kleinemann et a pour objet d’étude l’articulation des frontières nationales et sociales entre l’Allemagne et la Pologne pendant le XXe siècle. Plus précisément, c’est la représentation criminelle et déviante, donc l’altérisation de populations polonaises dans la région de Görlitz depuis 1945 qui y est analysée dans une approche de sciences de la culture empiriques. L’autrice trace des continuités historiques dans la stigmatisation du corps de »l’autre« à l’aune de concepts comme boundaries et border. La contribution suivante de Katell Brestic traite de la (ré)affirmation identitaire des réfugiés et réfugiées de langue allemande et de confession juive en Bolivie entre 1933 et 1945. La germaniste et historienne K. Brestic développe une étude chronologique sur les corps persécutés puis exilés et ainsi soumis à différentes frontières sociales et spatiales avant d’explorer les stratégies de réaffirmation du corps par des activités physiques, notamment dans un idéal sioniste. Le texte du philosophe et linguiste V. Triesethau est une réflexion phénoménologique sur le concept d’expérience sexuelle. Ici, l’autrice prend en considération la relation de corps lors de rencontres sexuelles en s’appuyant sur la théorie d’intercorporéité. Ainsi, les conditionnements sociaux sont pris en compte lors de ces rencontres et posent le problème du corps et de la frontière sous un tout autre format.

Le dernier axe questionne le contrôle et la violence infligés sur les corps en guerre ou en migration. L’historienne N. Régis revient sur l’adaptation des corps civils allemands face à la faim pendant la Première Guerre mondiale par le prisme du pain. Le passage du pain blanc au pain noir marque un changement de production, mais montre surtout un changement dans les habitudes de consommation conditionnées par une guerre qui entraina souffrances et privations des corps. Le texte suivant de l’historienne S. Ehlers se concentre sur le rôle des médecins coloniaux dans le traitement des maladies du sommeil. On y voit la manière qu’eurent les médecins coloniaux d’identifier les »corps« malades, puis de contrôler la mobilité de ces patients. Une des réponses apportées par les autorités médicales et administratives coloniales fut d’établir des camps de malades du sommeil afin d’immobiliser les Africains et Africaines malades pour pleinement marquer les frontières coloniales et internationales à des corps colonisés. Le sociologue Fabio Santos s’intéresse au passage des corps migrants par des frontières périphériques européennes. Il met en perspective la difficile migration vers la Guyane, Mayotte ou encore Ceuta et Melilla. Ces frontières terrestres et maritimes sont moins connues, mais soumettent les corps migrants à des dangers de mort.

Cet ouvrage collectif est une contribution importante et démontre de manière innovante et diverse comment la question du rapport entre les corps et les frontières peut être traitée à partir de différentes perspectives sans pour autant outrepasser ces ambitions conceptuelles. Les différentes approches épistémologiques qui font la force de cet ouvrage peuvent paraître surprenantes à la première lecture, pourtant, le propos de ce livre témoigne aussi de la possibilité de questionner des enjeux actuels en adoptant un discours politique assumé sans toutefois nuire au propos et à la méthode.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Yanis Arbia, Rezension von/compte rendu de: Sarah Ehlers, Sarah Frenking, Sarah Kleinmann, Nina Régis, Verena Triesethau (Hg.), Begrenzungen, Überschreitungen – Limiter, franchir. Interdisziplinäre Perspektiven auf Grenzen und Körper – Approches interdisciplinaires sur les frontières et les corps, Göttingen (V&R) 2021, 299 S., 7 Abb. (Deutschland und Frankreich im wissenschaftlichen Dialog/Le dialogue scientifique franco-allemand, 11), ISBN 978-3-8471-1297-6, EUR 45,00., in: Francia-Recensio 2023/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96957