Cet ouvrage collectif réunit les résultats du projet Jean Monnet »Speeches on Europe« mené en 2019–2021 par le département de science politique de l’université de Gênes en coopération avec l’Institut für Geschichte de l’université d’Hildesheim. Rédigé en anglais et en français, il présente les travaux d’une trentaine d’historiens, de linguistes et de politistes autour de la question des discours sur le projet européen, rassemblant ainsi utilement les conclusions de différentes historiographies nationales. L’empan chronologique large (1946–2019) permet d’intégrer à la fois les discours initiant la construction européenne avant sa réalisation ainsi que les critiques et débats les plus récents. Au-delà d’une recontextualisation bienvenue des discours par l’histoire, l’objectif affiché de ce volume est d’expliquer l’évolution de l’enthousiasme initial des discours européens vers un discours plus sceptique à partir des années 1990, considérées comme un tournant vers une période de crise et de malaise favorisant la montée de populismes. Il s’agit en particulier de »comprendre quand et si une conscience eurosceptique ou eurocritique a commencé à émerger en Europe«.

Le volume rassemble trente contributions portant sur l’analyse d’un ou de plusieurs discours, ainsi que d’articles jugés clés. Il les classe en cinq sections: les initiateurs du projet dans les années d’immédiat après-guerre; les »pères fondateurs« des années 1950; les projets des années 1960–1980; la création de l’UE dans les années 1980–1990; les défis et réactions aux crises des années 1990–2010. Cette dernière partie est la plus longue et représente près de la moitié du livre, mais s’intéresse principalement au cas italien. Reflétant le contexte de publication, les auteurs italiens se trouvent surreprésentés avec onze cas étudiés (De Gasperi, Spinelli, Berlinguer, Andreotti, Colombo, Berlusconi, Prodi, Ciampi, Padoa-Scioppa, Monti, Conte) contre cinq allemands (Hallstein, Dahrendorf, Genscher, Kohl, Fischer), cinq français (Monnet, Schuman, Delors, Mitterrand, Macron), quatre anglais (Churchill, Heath, Thatcher, Blair), un autrichien (Klaus), un espagnol (Gonzales), un néerlandais (Rutte) et trois russes (Gorbatchev, Eltsine, Poutine).

La sélection sur une période aussi vaste et diverse est nécessairement arbitraire. Néanmoins, on peut s’interroger sur quelques grandes absences. D’abord, on s’étonne que le choix de ne proposer aucun discours américain sur l’Europe (Marshall, Kennedy, Nixon, Kissinger) n’ait pas été davantage argumenté, en particulier dans la mesure où l’ouverture à la Russie apparaît particulièrement bienvenue. Ensuite, si le déséquilibre Est/Ouest est bien entendu lié à l’histoire de la CEE, il manque à cette publication des discours d’Europe de l’Est sur le projet européen qui n’en propose aucun et centre finalement les discours européens sur six des vingt-huit pays concernés. Au-delà du contrepoint russe, d’autres discours auraient pu trouver leur place dans un tel volume – par exemple ceux de Senghor sur l’Eurafrique (1953) – afin de proposer une vision plus large des multiples projets d’Europe possible.

Davantage qu’un vaste panorama »racontant l’Europe« comme l’annonce le titre, l’ouvrage propose ainsi une vision assez classique et restreinte des discours sur le projet européen, centrée essentiellement sur »les discours mémorables« des pères de l’Europe et de leurs successeurs. En dehors du cas italien, il s’intéresse ainsi très peu aux alternatives et donc aux débats sur l’Europe et les différentes visions de l’Europe portées par les leaders européens tout au long de l’histoire de l’intégration. L’absence d’un de Gaulle – présenté ici de manière extrêmement contestable comme antieuropéen – est caractéristique, de même que celle des ordolibéraux, centraux dans l’inspiration mais éternels critiques de l’Europe communautaire. Plusieurs contributions proposent une intéressante vision évolutive des discours de certains dirigeants (Andreotti, Mitterrand, Delors, Prodi, Fischer), ainsi qu’une lecture des interactions entre eux – notamment pour l’année 1989. En revanche, l’ouvrage ne fait aucune place aux grandes joutes oratoires européennes comme celle qui opposa Hallstein et Erhard en 1962 au Parlement européen, ni, au contraire, aux discours d’alliance et de couple (Brandt/Pompidou à La Haye en 1969). On regrettera donc une vision trop peu diversifiée des »discours qui ont fait l’Europe«.

La thématique et la méthode de l’analyse des discours sont naturellement pertinentes pour comprendre la communication sur le projet européen et interrogent la construction progressive d’une conscience européenne, d’une européanisation, à travers la convergence des thématiques et des cultures politiques. De ce point de vue, il manque sans doute ici une mise en perspective sur l’européanisation des cultures politiques européennes, ainsi qu’une approche comparative et transnationale des cultures nationales. Le discours de Macron à la Sorbonne (2017) – finalement peu innovant par rapport aux positions antérieures de la France – se comprend difficilement sans intégrer l’importance clé de ce type d’exercice de communication politique en France et son usage également interne, alors que le discours politique a une fonction différente dans d’autres pays et notamment dans la culture politique allemande. En dehors de ces différences, on est également frappé par l’importance de l’université comme lieu de discours sur l’Europe (Zurich, Trieste, Bonn, Edimbourg, Oxford, Sorbonne) qui inscrit la communication sur le projet européen dans un cadre symbolique de l’européanité.

En dépit de ces manques qui pourront être complétés dans un second volume annoncé en introduction, ainsi que d’une perspective qui pourrait être plus critique du discours mémoriel classique, l’ouvrage reste stimulant et propose une série d’excellentes interprétations par des spécialistes européens de premier plan.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Mathieu Dubois, Rezension von/compte rendu de: Michael Gehler, Maria Eleonora Guasconi, Francesco Pierini (ed.), Narrating Europe. Speeches on European Integration (1946–2020), Baden-Baden (Nomos) 2022, 653 S., ISBN 978-3-7489-2827-0, EUR 139,00., in: Francia-Recensio 2023/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96962