Qu’est-ce que l’histoire de l’Europe? Et quelle est la »fabrique« d’une telle histoire? D’entrée de jeu, Morgane Le Boulay envisage l’histoire de l’Europe comme un »sous-champ de recherche« qu’il s’agissait de créer, comme un objet de stratégies et de luttes de pouvoir, de tentatives de monopolisation des accès aux ressources financières, et de captation des positions de domination, réelles et symboliques. Les acteurs principaux de l’histoire que l’autrice nous présente sont la Commission européenne, le Collège d’Europe à Bruges, l’Institut universitaire européen (IUE) sur la colline de Fiesole, et un groupement d’historiens proche de la Commission. Apparaissent comme acteurs également des tendances historiographiques, des chercheurs et des institutions de recherche, surtout en France et en Allemagne.
L’objectif de ce livre est très ambitieux, trop peut-être. Il s’agit de retracer sur une quarantaine d’années, à partir du milieu des années 1970, la constitution d’un domaine de recherche dont la définition même est objet de conflits et de tensions: une histoire de l’intégration politique et économique de l’Europe ou une histoire longue d’une Europe à géométrie variable et de sa civilisation? L’autrice propose une structuration chronologique de son sujet. Une première partie analyse »Les conditions de formation du sous-champ de recherche consacré à l’histoire de l’Europe (de 1976 à la fin des années 1980)«. Celle-ci remonte à la fondation, dès 1950, du Collège d’Europe pour des études européennes, caractérisé par l’absence d’historiens, et commence véritablement avec les débuts d’une structuration, sous l’égide de la Commission européenne, d’une histoire de l’intégration européenne avec, d’une part, la création de l’IUE en 1976 et, d’autre part, la mise en place, en 1982, d’un »Groupe de liaison des professeurs d’histoire contemporaine auprès de la Commission des Communautés européennes«. Dans ce chapitre, on apprend beaucoup sur les tensions entre, d’une part, les protagonistes d’une histoire essentiellement politique du processus de l’intégration européenne et, d’autre part, des historiens qui défendent une approche d’histoire sociale et culturelle et une vision longue de l’histoire de l’Europe. Tout cela dans un contexte dans lequel les instances européennes élargissent considérablement leurs programmes culturels et d’éducation. Ces tensions sont également mises en rapport avec les visions politiques antagonistes de ce que devrait être l’Europe.
Les tensions produites au sein du milieu des historiens par la tendance du Groupe de liaison à monopoliser les relations avec la Commission, et par conséquent l’accès aux ressources, constituent une sorte de fil rouge de ce livre. Pour illustrer ces tensions, l’autrice choisit de se concentrer, sous la question d’un possible récit alternatif de l’histoire de l’Europe, sur différentes tentatives infructueuses à concevoir un manuel européen d’histoire, puis un manuel d’histoire franco-allemand. D’européenne, son étude devient alors surtout franco-allemande. La deuxième partie de la période étudiée voit l’intégration progressive des sciences sociales, puis de la recherche historique dans les grands programmes européens de financement de la recherche. Cet aspect est abordé également au niveau national, en particulier à travers l’action de la fondation Volkswagen et en France du programme de recherche »L’intelligence de l’Europe«. L’imbrication des champs politique et scientifique est en tout dernier ressort la thématique centrale de l’ouvrage.
L’autrice a exploité nombre d’archives et fonds documentaires. Elle a réuni une quantité impressionnante d’informations sur des programmes de recherche, des revues, des collections éditoriales, des sites internet, des historiens, des chaires consacrées à l’Europe, des institutions et des agences de financement. La bibliographie est riche et variée. Un index des personnes et des institutions aurait été le bienvenu: il aurait facilité l’exploitation de la richesse des informations contenue dans ces 250 pages denses.
Mais qu’apprend le lecteur sur l’histoire de l’Europe, que ce soit celle du processus d’intégration ou celle, plus que millénaire, d’un continent? On peut comprendre le choix de l’autrice de se concentrer sur »les entreprises collectives inscrites dans la durée« (réseaux, groupes ou associations de recherche; supports de publication; dispositifs de formation de jeunes spécialistes de l’histoire de l’Europe; p. 22–25). Mais fallait-il pour autant laisser de côté la dimension scientifique, les problématiques de recherche, la production d’auteurs individuels, les ouvrages collectifs? (p. 23). Peut-on vraiment affirmer que seules les entreprises collectives »structurent l’ordre disciplinaire« et confèrent une existence en tant que tel au domaine scientifique dédié à l’histoire de l’Europe? Quel est le rôle des idées et des intérêts proprement scientifiques des chercheurs et chercheuses par rapport à la volonté »de consolider leur position au sein de la discipline en investissant le sous-champ de recherche qu’est l’histoire de l’Europe«? (p. 177). Morgane Le Boulay privilégie manifestement la deuxième alternative, de même qu’elle privilégie partout l’analyse des relations à l’intérieur de l’histoire (comme discipline) en termes de stratégies, de concurrence et de rapports de domination (p. 220).
Le rétrécissement de la large perspective initiale à la dimension franco-allemande se justifie, certes, par l’impossibilité, d’une part, de mener seul une telle enquête sur tous les pays membres en parallèle, et, d’autre part, par l’intensification, à partir des années 1980, des coopérations franco-allemandes en sciences sociales et humaines, et notamment en histoire. L’approche bilatérale aurait cependant nécessité une analyse plus différenciée des paysages institutionnels des deux pays et de leurs effets sur l’attitude différente des chercheurs français et allemands face aux programmes de financements européens, et par conséquent sur la structuration du champ de recherche. Pour ne citer que deux exemples: côté allemand, le rôle de la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG), la plus grande agence de financement de la recherche universitaire allemande, se réduit dans ce livre, en ce qui concerne l’histoire de l’Europe, essentiellement aux soutiens accordés à la formation de jeunes chercheurs. N’aurait-il pas été utile de regarder du côté des principaux programmes de financement de la recherche de la DFG? Côté français: peut-on parler des »historiens de la MSH«? Non, la MSH de Paris n’avait pas de postes de chercheurs, à part des postes temporaires pour des chercheurs étrangers invités. Certes, à l’époque, la FMSH était dirigée par des historiens (Fernand Braudel, Clemens Heller – qui n’apparaît nulle part dans le livre, malgré son rôle prépondérant pour cette histoire – et Maurice Aymard)1. Quand l’autrice parle des »historiens de la MSH«, il faut entendre: des historiens de plusieurs pays réunis, soutenus et mis en réseaux par la MSH. Et, last but not least: mis en contact avec des chercheurs d’autres disciplines. La présentation de l’historiographie française souffre par ailleurs d’une opposition trop schématique entre l’histoire politique et l’histoire promue par l’école des Annales. La diversité du paysage allemand disparaît trop derrière une focalisation sur les historiens berlinois et, dans la première partie, sur l’Institut Max-Planck pour l’histoire à Göttingen et le Georg-Eckert-Institut de Braunschweig (à l’époque: »Internationales Schulbuchinstitut«2).
L’envergure du livre de Morgane Le Boulay suscite une quantité de questions fondamentales dont il faudrait poursuivre l’investigation. Notamment la question des rapports entre politique et science. Les interventions de la Commission européenne étaient, certes, entièrement politiques au début de la période. Mais qu’en était-il à l’époque où les sciences sociales furent intégrées dans les Programmes-cadre pour la recherche et le développement (PCRD)? La Commission apparaît trop comme un acteur monolithique. Il faudrait se pencher sur la composition des comités et sous-comités de programmes qui élaboraient les programmes de travail. Qui (ministères ou organismes de recherche?) représentait les différents pays membres dans ces instances qui, pour le dire rapidement, fonctionnaient comme un mélange entre assemblées diplomatiques et conseils scientifiques? L’essence des procédures d’appels à projets ou d’appels à candidatures consiste-t-elle en leur caractère »bureaucratique« (p. 222)?
L’autrice semble regretter (p. 223) la fin des relations étroites entre la Commission européenne et le Groupe de liaison (dont elle critique par ailleurs les tendances hégémoniques) et la fin des financements accordés hors appels à projets dans le cadre de relations directes entre la Commission et le groupe. Elle constate à juste titre que la bureaucratisation (c’est-à-dire la généralisation des procédures d’appels à candidature) s’est faite au détriment »de relations plus variées, reposant notamment sur des intermédiaires cumulant des positions dans différents espaces […]« (p. 223). C’est un constat important. Dans la structuration des domaines de recherche sur l’histoire de l’Europe et sur l’histoire comparée européenne, ces intermédiaires, personnes et institutions, ont joué un rôle clé. Souligner l’importance de telles instances intermédiaires est encore plus important aujourd’hui, et la recherche de Morgane Le Boulay mériterait d’être poursuivie dans cette direction.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Hinnerk Bruhns, Rezension von/compte rendu de: Morgane Le Boulay, La fabrique de l’histoire de l’Europe. Un domaine de recherche entre savoir et pouvoir depuis 1976 en France, en Allemagne et au-delà, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2022, 253 p. (Res Publica), ISBN 978-2-7535-8372-6, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2023/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96992