Il y a bien une dizaine d’années, Peter Longerich avait rédigé une biographie de Joseph Goebbels de près de mille pages. Rien d’étonnant à ce que son bref ouvrage (208 p.) sur le discours de propagande de février 1943 sur la »guerre totale« soit devenu un bestseller en Allemagne. En effet, il était accessible à un plus large public. Son approche du sujet ne s’adresse pas qu’à des historiens spécialistes du sujet: Longerich situe le contexte historique du discours, mais ne se limite pas à cela; le lecteur trouve l’ensemble du discours annoté de manière précise, presque paragraphe par paragraphe; enfin les répercussions du discours, ses échos dans la presse à l’étranger et en Allemagne sont résumés et les mesures que le régime nazi – et en particulier Hitler – en tire bien montrées.
Le concept de »guerre totale« date d’un discours d’Erich Ludendorff de 1935. À ses yeux, cela signifiait que la future guerre mondiale devrait fonctionner en subordonnant tous les domaines de la vie courante aux obligations de la guerre. L’ensemble de la production, l’investissement humain devaient aller de pair avec une transformation totale de l’État et de la société, organisée déjà en temps de paix et tablant sur le soutien de la population sous l’égide d’un chef.
Malgré son poste de ministre de la Propagande, Goebbels déplorait de ne pas faire partie du cercle restreint autour de Hitler, bien informé des décisions à venir. En 1938–1939, il se vit dépasser par Joachim von Ribbentrop et Heinrich Himmler pour ne pas avoir suffisamment pris en compte les objectifs poursuivis. En automne 1941 il avertit la population allemande de la nécessité à venir de réaliser des sacrifices. Ceci s’accentua encore en 1942–1943 avec la défaite de l’offensive allemande à Stalingrad, l’avance de Montgomery le 2 novembre 1942 lors de la bataille d’El-Alamein et le débarquement des Américains et des Anglais en Algérie et au Maroc le 8 novembre. Fin 1942, Goebbels considérait froidement les déportations et les massacres des Juifs comme un facteur indispensable au projet de »guerre totale«. Il projetait de rendre obligatoire l’emploi des femmes, de mettre à l’arrêt les industries non indispensables à la guerre et de fermer les magasins et restaurants de luxe. En janvier 1943, Goebbels était fort pessimiste par rapport au destin de la 6e armée allemande encerclée à Stalingrad et qui allait tomber le 5 février 1943. Il fallait renforcer rapidement l’autorité du parti et de l’État et son contrôle sur la population en intensifiant l’effort de guerre en accord avec Hitler.
Tous ces éléments se retrouvent dans le discours de Goebbels, un exemple très réussi de la propagande nazie diffusée dans un lieu symbolique – le palais des sports de Berlin – et retransmis par tous les moyens médiatiques de l’époque, la presse, la radio et les informations filmées. Ce discours est bien caractéristique du style de Goebbels, propagandiste en chef, démagogue à outrance, ne reculant devant aucun mensonge. C’est aussi un exemple très réussi de la manipulation des foules livrées sans frein au discours nazi, fanatisées et prêtes à soutenir le régime malgré ses exactions et les crimes qu’il commettait. Acclamations et applaudissements du public ponctuent la bande-son (p. 69).
Le discours est structuré en trois parties. Il commence par une introduction qui met l’accent sur la gravité de la situation et la nécessité de se lancer immédiatement dans l’action. Dans la partie centrale, trois thèses sont énoncées avec leurs justifications: d’abord le fait que le Reich allemand et l’Europe succomberaient au bolchévisme si l’armée allemande n’était pas en mesure de s’opposer à son assaut; seuls les Allemands et leur armée seraient capables de sauver l’Europe; enfin devant ce danger, il serait question d’agir vite avant qu’il ne soit trop tard.
Dans la troisième partie du discours, Goebbels pose dix questions rhétoriques auxquelles le public répond positivement dans l’enthousiasme en criant et en applaudissant à tour de bras (p. 132‑137). La huitième question par exemple traite de l’investissement des femmes dans la production »partout où cela est possible pour libérer des hommes qui doivent aller au front […]. Vous êtes une partie du peuple. Par votre voix, le peuple a fait entendre son accord« (p. 136–137). Les femmes peuvent être appelées à travailler jusqu’à l’âge de 50 ans (Hitler aurait préféré 55 ans, p. 176).
Quant aux échos de la presse, il faut constater que – contrairement à la presse turque ou suédoise – les journaux suisses ne passent pas son discours sous silence et manifestent parfois une »chaude sympathie« comme Goebbels le note dans son journal. Mais la presse britannique et américaine n’est pas dupe et a heureusement percé à jour la propagande du régime. Même sans évoquer les opposants au régime, les réactions en Allemagne ne sont pas unanimes, en particulier pour le jeu de questions-réponses à la fin du discours.
Goebbels n’obtient pas un succès sur toute la ligne. Il ne parvient pas à imposer certaines mesures qui dépendent d’autres ministères, ou contre lesquelles se mobilisent de nombreuses personnes: la fermeture des théâtres, des orchestres et des spectacles de variété, dans un premier temps effective, puis remise en cause. C’est Hitler lui-même qui intervient contre l’arrêt de la production de bière et de sucreries.
La »guerre totale« de Goebbels va se solder par la défaite totale de l’Allemagne. Goebbels se suicide un jour après Hitler aux côtés de sa femme qui vient d’empoisonner leurs six enfants.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Anne-Marie Corbin, Rezension von/compte rendu de: Peter Longerich, Die Sportpalast-Rede 1943. Goebbels und der »totale Krieg«, München (Siedler Verlag) 2023, 208 S., ISBN 978-3-8275-0171-4, EUR 24,00., in: Francia-Recensio 2023/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.96993