Ariane Santerre publie en 2022 »La littérature inouïe. Témoigner des camps dans l’après-guerre« aux Presses universitaires de Rennes avec le soutien de la fondation pour la Mémoire de la Shoah, du département des littératures de langue française de l’université de Montréal et de la chaire de recherche du Canada en musique et politique. Cette chercheuse canadienne s’y propose d’interroger le canon de la littérature testimoniale en établissant, comme l’indique Guido Furci dans la préface à l’ouvrage, des »variations autour d’un seul thème: la place de l’individu au sein de sociétés qui devront vivre avec le souvenir des camps, autrement dit qui devront apprendre à se reconstruire, en contournant le désastre, tout en lui assurant une place, lorsqu’il ne s’agit pas seulement d’en rendre compte, mais aussi, le cas échéant, d’en admettre la réalité« (p. 18).
Le propos d’Ariane Santerre est clairement défini dès l’introduction: »examiner la manière dont les auteurs – y compris ceux qui demeurent à ce jour méconnus – se servent du langage pour transmettre cette […] expérience à leur lecteur« (p. 21). À l’intersection entre littérature et histoire, il s’attache à définir à la fois les conditions d’émergence de ces textes, mais aussi leur caractère »inouï«, qu’elle considère selon deux aspects. Le premier relève de la confrontation des témoignages avec »l’immense fracture psychologique, sociologique et philosophique qui s’est opérée par la mise en place de régimes de négation et de destruction de l’être humain«. Le deuxième, très original, est le caractère »inentendu« – donc »in-ouï« de ces écrits (p. 22–23). Autour d’un corpus français et anglais de témoignages écrits entre 1945 et 1947, extrêmement bien structuré (du point de vue des langues d’écriture, de l’appartenance des textes aux canons, du sexe des survivants-témoins), elle engage une étude comparatiste qui trouve son sens en ce que »la manière de mettre par écrit [l’expérience concentrationnaire], en raison notamment de son immense difficulté, présente des concordances textuelles frappantes« (p. 28). Le préambule théorique, quant à lui, clarifie de nombreux poncifs sur ce corpus testimonial. Intitulé »Pour une lecture éthique des témoignages«, il déconstruit l’utilisation de la notion d’indicible, »notion se transformant trop souvent en un mot-écran masquant à la fois la contribution des survivants au champ de la connaissance […] et notre propre gêne devant ce qui nous échappe« (p. 40); et repense les relations qu’entretiennent alors savoir et compréhension d’une part, et réel, fiction et imaginaire d’autre part.
L’ouvrage s’organise en deux grandes parties. La première, »Aspects linguistiques des témoignages«, s’attache à relever les »non-coïncidences du dire«, qu’Ariane Santerre définit comme »ce qui marque de non-un [c’est-à-dire de caractère non-unifié] la communication: incompréhension, inquiétude, manque, malentendu, ambiguïté« (p. 53): »nomination de l’entre-deux«, »modalités irréalisantes du dire«, formes du »déjà-répété«. Puis sont étudiées les réflexions métalinguistiques permettant aux survivants-témoins de »réfléchir à l’identité et à l’humanité qu’implique le langage et, ce faisant, à représenter – pour leur lecteur – leur expérience concentrationnaire« (p. 102). Enfin, un long chapitre analyse les phénomènes de dialogisme et de reprise hybride de et dans la Lagerszpracha, langue des camps, que l’autrice définit avec précision. Il est donc un double phénomène de traduction dans ces écrits: celle de la réalité du camp, et de son étrangeté vis-à-vis du lecteur. La seconde partie, »Ressources littéraires«, s’intéresse d’abord à »l’intertextualité testimoniale«, avec notamment une splendide analyse de l’intertexte dantesque dans le corpus; puis étudie la dimension intermédiale des témoignages, autour de l’usage de la photographie et du trope théâtral.
On notera l’extrême richesse de cet ouvrage, la qualité de l’introduction et la précision avec laquelle Ariane Santerre retrace à la fois les apports de la critique à l’étude du corpus et les écueils dans lesquels celle-ci a maintes fois été acculée. La démarche comparatiste est aussi une qualité incontestable de »La littérature inouïe«, permettant au chercheur qui s’y réfère non seulement d’identifier les points d’achoppement de ces textes, mais aussi d’élargir sa réflexion à l’analyse de textes hors du corpus, ici clairement délimité. De la même manière, le lecteur pourra trouver là une matière importante pour enrichir son approche des liens entre fiction et réalité dans la littérature plus généralement (p. 33 et sq.). En effet, parce qu’Ariane Santerre n’a de cesse de déconstruire les topiques usités en critique littéraire, en retraçant avec une extrême rigueur l’émergence et la validité des concepts ainsi convoqués, la portée de son ouvrage excède la thématique même qui est la sienne.
Il aurait été intéressant que le concept de polyphonie fasse l’objet de davantage de développements théoriques, dans ses aspects éminemment politiques, et dans la question des (non-)hiérarchies discursives qu’il engage. Par ailleurs, le choix de scinder l’ouvrage en deux parties, »aspects linguistiques« et »ressources littéraires« se comprend dans la mesure où Ariane Santerre a eu à cœur de »diversifie[r] les approches analytiques pour répondre aux questions initiales concernant les rapports qu’entretiennent les auteurs-survivants avec le langage et le dilemme qu’ils éprouvent entre véridicité et littérature« (p. 34). Mais il pourrait être enrichissant à l’avenir d’étudier les textes comme des ensembles complexes, convoquant et surtout associant des ressources variées. Ceci permettrait de déployer autrement la démarche comparatiste (certains auteurs associent-ils davantage telle ou telle ressource?), et le propos théorique en serait étoffé, en ce qu’il interrogerait toutes les dimensions de la qualité »littéraire« de ce corpus »inouï«, y compris dans ce qui aurait pu paraître appartenir à de la »non-littérature«.
Finalement, l’extrême rigueur avec laquelle Ariane Santerre a élaboré »La littérature inouïe«, la fluidité de l’approche et des développements, le soin apporté aux éléments biobibliographiques des survivants-témoins et aux discussions critiques – jusque dans la constitution d’une bibliographie remarquable en fin d’ouvrage –, font de cet essai une étude extrêmement originale sur la littérature testimoniale et ses enjeux, et inédite – d’autant plus dans le contexte nord-américain. C’est une synthèse d’ampleur unique sur cette »littérature«, ses caractéristiques et toutes les ressources qu’elle mobilise; et une analyse pertinente pour tout lecteur cherchant à approfondir ses réflexions sur les aspects ici étudiés, y compris hors contexte testimonial.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Cécile Rousselet, Rezension von/compte rendu de: Ariane Santerre, La littérature inouïe. Témoigner des camps dans l’après-guerre, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2022, 302 p. (Interférences), ISBN 978-2-7535-8293-4, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2023/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.97004