Ces livres qui traitent tous deux de l’Action française s’inscrivent dans la continuité de la série des colloques sur »L’Action française: culture, société, politique« et de la série »Confrontations au national-socialisme dans l’Europe francophone et germanophone (1919–1949)«1 dont M. Grunewald est un des promoteurs.

Dans sa préface au livre d’Anne-Catherine Schmidt-Trimborn, Olivier Dard montre l’intérêt de sa démarche. Pour écrire cette histoire de la ligue dont le maître d’œuvre est Charles Maurras, elle n’a pu avoir recours que partiellement à des sources qui existent pour d’autres ligues ou partis; aussi a-t-elle procédé à un exercice inédit dont l’intérêt est manifeste car le quotidien éponyme tient une place essentielle dans le mouvement. Tous les numéros depuis le premier, du 21 mars 1908, jusqu’à la dissolution de la ligue en 1936 ont été dépouillés et les précieux almanachs également pris en compte. Sont étudiés les organisations d’AF, les sections et les »chaires« de l’Institut d’AF, organisateurs des conférences, les Camelots du roi qui diffusent activement les thèses néo-monarchistes du »nationalisme intégral« et tentent d’occuper la rue et de provoquer le tumulte. Les royalistes échouent dans leur rêve »d’accaparer les énergies révolutionnaires« (V. Méric) au profit du prétendant, et les rapports entre l’AF et eux sont souvent difficiles. Les années qui précèdent la guerre sont pourtant celles d’une certaine effervescence et d’un renforcement de la ligue.

Les maurrassiens ont avec les catholiques des relations ambivalentes avant comme après 1914: ils mènent une propagande cléricale mais certains évêques mettent en garde contre le »Politique d’abord« du doctrinaire qui est athée et la congrégation de l’Index condamne cinq ouvrages en janvier 1914. La condamnation du mouvement en 1926 par le pape marque un coup d’arrêt à son compagnonnage ambigu avec l’Église. Ses relations ne sont pas moins complexes avec la maison de France et les monarchistes. À différentes époques, l’AF fait face à la concurrence d’autres ligues et à des dissidences en son sein. Elle sort intellectuellement renforcée du premier conflit mondial mais ses organisations sont décimées.

L’enquête sur la question des militants, leur profil socio-professionnel et leur implantation est particulièrement intéressante; appuyée sur la recherche propre de l’autrice et des publications antérieures, elle révèle qu’avant 1914 des aristocrates – entre un tiers et une moitié – occupent la présidence des sections d’AF. Le cœur de la ligue est bien à Paris où résident les dirigeants nationaux. Son implantation est variable selon les régions. Dans le Nord, elle s’appuie sur les catholiques et le monde de l’industrie mais la condamnation de 1926 restreint son influence. Plutôt bien implantée dans l’Est, elle connaît, du Rhône au Massif central, des succès urbains et des difficultés rurales; dans la France de l’Ouest, solide bastion des droites, elle peut s’appuyer sur l’aristocratie; toutefois, le nouvel archevêque de Rennes fait appliquer les sanctions canoniques dans sa région et elle affronte la concurrence d’autres organisations. Certaines sections sont actives dans le Sud‑Ouest, le Midi lui est une place forte.

La question de l’antisémitisme est, dès l’affaire Dreyfus, fondamentale; elle ne l’est pas moins dans les phases suivantes. Ainsi Maurras écrit en 1913: »Les Juifs sont des sujets français; ils ne sont pas citoyens français«. Cet antisémitisme perdure après la Grande Guerre et ensuite. Lors de son procès, Maurras s’écrie: »C’est la revanche de Dreyfus!« L’antigermanisme de l’AF est constant: l’AF met précocement en garde contre le »péril allemand«, Léon Daudet dénonce en 1915 l’espionnage allemand; son entrée à la Chambre en 1919 ne masque pas les résultats parlementaires médiocres. A.-C. S.-T. distingue bien l’écart entre la violence verbale de Maurras ou Daudet et celle des Camelots du roi qui diffusent le »nationalisme intégral« et mènent la propagande sur le terrain. À cet égard, elle relativise justement la part prise dans les manifestations du 6 février 1934 par l’AF, moins présente que les Croix-de-Feu et les Jeunesses patriotes.

L’autrice a fait le choix d’un plan qui ne permet pas toujours d’échapper à des retours en arrière et des redites. Fallait-il séparer les parties sur les militants et leur militantisme? ou, par exemple, distribuer ici et là une matière, bien étudiée d’ailleurs, des relations de l’AF et de l’Église? La conclusion reprend un débat connu: l’AF est-elle une ligue ou un embryon de parti? Si elle a une influence idéologique avérée, elle ne peut se transformer en parti, comme le font les Croix-de-Feu de La Rocque. Se pose toujours »la question du passage de la théorie à la pratique, des écrits aux actes« (p. 73), celle du magistère intellectuel et de l’action ou de »l’inaction française«, selon l’expression que Rebatet emploie dans »Les Décombres« en 1942. Plus tôt, en 1927, Thibaudet imagine que si Maurras et Daudet disparaissaient dans un accident de voiture, l’AF n’existerait plus; il conclut qu’elle »n’est pas le nom, ou est à peine le nom, d’un parti politique: c’est le nom d’un journal à gros tirage, admirablement fait«.

Dans »De la ›France d’abord‹ à ›la France seule‹«, M. Grunewald livre une étude très documentée. Si elle se concentre sur l’Action française depuis l’après-Première Guerre mondiale jusqu’à sa disparition le 24 août 1944, elle excède largement l’analyse du seul quotidien. La clarté de l’exposition et la fluidité du style facilitent la compréhension d’une période sur un demi-siècle; elle permet de répondre à la question: Pourquoi et comment la ligue d’Action française qui, hostile à l’Allemagne, clame »la France d’abord«, finit-elle par accepter la défaite de 1940 et soutenir Pétain au nom de l’idée de la »France seule«? La démonstration est faite dans les deux parties qui structurent l’ensemble. La première, intitulée »Face au ›mauvais traité‹ 1923–1939«, montre l’opposition constante de l’AF au traité de Versailles et à la possibilité de sa révision. Maurras et Bainville sont hostiles au maintien de l’unité allemande. »Les Conséquences politiques de la paix« du dernier illustre en 1920 cette position. La seconde partie »De la défaite à Clairvaux 1940–1952« analyse de façon convaincante les constantes et les quelques évolutions dans une conjoncture nouvelle.

M. G. rappelle les fondements tôt constitués du système de l’Action française: le modèle grec d’unité, le rejet des idées de liberté, égalité, fraternité et de la démocratie, le refus de l’universalisme, la dénonciation du »miasme juif« et ce qu’il nomme le »schisme germanique« de Luther, Kant et Fichte. L’historien est fondé de montrer toute l’importance que revêt pour Maurras »Les Discours à la nation allemande« de Fichte, écrits après la défaite de la Prusse à Iéna; il montre combien sa lecture en 1895 diffère de celle qu’il fera quarante-cinq ans plus tard, quand il établit une analogie entre la Prusse après 1906 et la France de 1940. Le doctrinaire oppose au »nationalisme intégral« le »germanisme«, considéré comme un »islamisme«, et fixe dès l’affaire Dreyfus une grille de lecture qui sera récurrente, celle d’une »Allemagne éternelle« qui serait irréductiblement autre et doit être combattue.

Les maurrassiens, qui jugent d’abord positivement le fascisme mussolinien, ne cessent de mettre en garde contre Hitler et le national-socialisme et ils minimisent l’antisémitisme des nazis. Comme Maurras, ils sont convaincus que le système instauré en Allemagne ne peut que conduire à la guerre. Bainville, Daudet et Delebecque, bons connaisseurs de l’Allemagne et de la langue, fixent à partir de 1937 une parenté entre le fascisme et le nazisme. Maurras établit quant à lui une distinction fallacieuse entre »l’antisémitisme de peau« qu’il rejette et »l’antisémitisme« qu’il réprouve; la législation antijuive mise en place en Allemagne lui convient car il est favorable à un statut des juifs. Avant 1939, le combat contre l’Allemagne nazie a pour corollaire la lutte contre la IIIe République et ses institutions, telle l’école, et la mise en accusation de ses élites. L’AF est partisane, comme Pétain, du réarmement de la France et opposée à un accord avec l’Union soviétique, partenaire de l’Allemagne. Elle s’oppose à une guerre offensive contre Hitler mais, pendant la »drôle de guerre«, elle affirme la nécessité d’une solidarité nationale envers l’ennemi et voit en Pétain le Cincinnatus de la France.

La défaite de juin 1940 constitue une fracture majeure. L’AF fait allégeance à Pétain dont la venue au pouvoir constitue une »divine surprise«, elle approuve l’armistice et l’entrevue de Montoire du 24 octobre qui établit le principe de la collaboration et la politique antisémite de l’État français; elle accepte ensuite la »Relève« et le Service du travail obligatoire; elle se met au service d’un »ordre français«, cherche les responsables du déclenchement de la guerre, notamment la »juiverie internationale«. Maurras parle d’une »France« qui ne serait pas en cause dans le conflit. Comme »l’axiome central« est »la seule France«, l’AF considère qu’elle a ni à admettre ni à discuter la politique de Pétain qu’elle soutient constamment car il serait le rempart du pays par son choix – imaginaire d’une équidistance des camps antagonistes et d’une autonomie.

En novembre 1942, le retour au pouvoir de Laval qui aligne la politique étrangère française sur celle de l’Allemagne ne change pas sa position. M. G. montre que les maurrassiens se placent sur une étroite ligne de crête et considèrent que la collaboration permet à la France d’éviter le pire. Ainsi le STO est-il présenté comme une nécessité. Les maurrassiens reviennent à Fichte pour en faire le modèle d’un »nationalisme énergique« qui pourrait permettre un relèvement moral comme jadis la Prusse; ils espèrent qu’à son tour, la France pourrait se reconstruire après une défaite si le pays était uni derrière le maréchal. À l’automne 1943, l’AF qui s’en prend surtout à la France libre et aux communistes, dénonce ceux qu’elle considère comme des ennemis de l’intérieur. La »France seule« est réduite à une »fiction fantomatique«, écrit l’historien, et voit l’AF déconnectée du réel. Le quotidien accompagne l’agonie du régime de Vichy de plus en plus affaibli. Au moment du débarquement, Maurras reprend le 8 juin une fois de plus les paroles de Pétain et écrit: »Nous ne sommes pas dans la guerre et ne devons pas prendre part au combat«.

Le 8 septembre 1944, Maurras est arrêté. Lancé dans une entreprise d’autojustification, il conteste l’accusation d’»intelligence avec l’ennemi« jusqu’à sa mort en novembre 1952. Il dénonce toujours l’emprise des »quatre États confédérés«, se réclame de l’»antisémitisme d’État«, ne fait pas référence à la »solution finale« et, dans les années 1940–1944, ne remet pas en cause son idée de »France seule«. S’il ne sous-estime jamais le danger du nazisme, il ne voit pas le caractère spécifique de son antisémitisme, ce que font des auteurs chrétiens (d’Harcourt, Fessard, Barth …Voir la thèse de Jean Chaunu) ou Élie Halévy, auteur en 1938 de »L’Ère des tyrannies«. Il demeure prisonnier de son système de pensée binaire, il ne comprend pas que l’hitlérisme n’est pas le continuateur d’un »germanisme éternel« et ne peut remettre en cause son idée de la »France seule« qui, avancée encore à la fin de la guerre, s’avère être une fiction. Gide écrivait en 1923 que Maurras était »sourd comme l’Angleterre est une île«. Avant comme pendant et après la Seconde Guerre mondiale, le dirigeant de l’AF est demeuré sourd et aveugle devant les bouleversements du monde.

1 Pour quelques-uns des volumes parus depuis 2017 voir le compte rendu de Dominik Rigoll dans »Francia Recensio« 2020/4, DOI: 10.11588/frrec.2020.4.77265.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Michel Leymarie, Rezension von/compte rendu de: Anne-Catherine Schmidt-Timborn, La ligue d’Action française (1905–1936). Organisation, lieux et pratiques militantes, Frankfurt a. M. (Peter Lang Edition) 2022, 272 p. (Convergences, 104), ISBN 978-2-8076-0864-1, EUR 48,15.; Michel Grunewald, De la »France d’abord« à la »France seule«. L’Action française face au national-socialisme et au Troisième Reich, Paris (Pierre-Guillaume de Roux) 2019, 347 p., ISBN 978-2-36371-310-0, EUR 27,00. , in: Francia-Recensio 2023/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.97006