La question abordée par ce petit ouvrage du politiste Kolja Lindner concerne le rapport de Marx et des traditions marxistes à l’eurocentrisme. Il s’inscrit dans un débat – venu principalement du monde anglo-saxon mais ayant désormais de fortes résonances dans plusieurs pays – prenant à bras-le-corps la question du supposé eurocentrisme du penseur de Trêves et des traditions politiques et intellectuelles qui se sont réclamées de lui jusqu’à nos jours. Le débat existe au moins depuis l’accusation d’Edward Saïd dans son fameux ouvrage sur l’orientalisme (1978), où Marx est considéré comme un représentant typique de celui-ci.

Lindner, très critique à l’égard de certaines tendances du marxisme contemporain, s’en prend à celles qui rejettent les études post-coloniales et les analyses intersectionnelles. Dans son introduction générale, il affirme »The rejection of postcolonial and intersectional analyses in this kind of Marxism has disastrous political consequences as it pits different forms of emancipatory aspirations against one another« (S. XVI).

Les trois premiers chapitres analysent d’un point de vue théorique et philologique l’eurocentrisme dans l’œuvre de Marx. Le quatrième contient un certain nombre de considérations sur le marxisme au XXIe siècle, le cinquième constitue une critique sévère du marxisme de Vivek Chibber et le dernier retranscrit un débat entre l’auteur et d’autres scientifiques sur Marx, l’universalisme et le »Global South«.

Le premier chapitre propose une approche singulière de la façon dont Marx prend ses distances avec l’eurocentrisme. Il contient une analyse serrée et rigoureuse de ses écrits, notamment tardifs. S’il n’est pas toujours évident de distinguer les apports propres de Lindner par rapport à d’autres auteurs ayant abordé le même sujet (Kevin Anderson, Marcello Musto), il s’agit d’un des passages les plus intéressants du livre.

Le deuxième chapitre défend une thèse singulière: le philosophe aurait finalement abandonné le fameux »matérialisme historique« tant vanté par le marxisme ultérieur. Un marxisme qui aurait de ce fait mal compris Marx, notamment ses écrits à partir des années 1860. Dans ce chapitre, Lindner semble davantage motivé par la volonté de s’inscrire à tout prix à contre-courant du marxisme classique que par une étude contextualisée rigoureuse. La suite de l’ouvrage montre son souhait de faire à tout prix de Marx un précurseur de l’intersectionnalité: »With these developments in his view on colonalism and gender, late Marx – and this is probably another reason why traditional Marxism avoids him so much – opens up to an intersectional conception of different forms of domination« (S. 82). À partir de là, des analyses intéressantes du propos marxien côtoient une série de remarques polémiques sur des auteurs contemporains qui ont tendance à desservir le propos. Le post-colonialisme étant devenu selon Lindner la ressource indispensable pour toute science humaine digne de son nom, toute critique s’écartant de cette ligne interprétative subit une attaque au vitriol. Le chapitre dédié à Vivek Chibber s’inscrit dans la même logique: entièrement à charge et sans ouvrir de dialogue constructif. Le débat qui conclut l’ouvrage, à plusieurs voix, offre davantage de voies stimulantes, notamment au niveau méthodologique.

Au-delà du parti pris contre un tel ou un tel, les perspectives proposées ici sur la prise de distance de Marx à l’égard de l’eurocentrisme nous semblent être contestables. En effet, l’auteur souligne à juste titre que le dernier Marx se montre théoriquement, politiquement et on pourrait même dire anthropologiquement capable d’opérer une bifurcation que peu de socialistes européens sont alors capables de faire. Mais il part du principe qu’un tel changement résulte de l’ouverture grandissante de Marx au monde, montrant sa singularité voire son génie propre. Mais il n’évoque jamais le fait que pour lui cette période est aussi celle d’amères déceptions: que ce soit en France ou en Allemagne, Marx ne parvient pas à peser autant qu’il le souhaitait sur le devenir du mouvement ouvrier européen, comme en atteste notamment sa fameuse »Critique du programme de Gotha« (1875) que personne ne juge bon significativement de publier à l’époque. Tourner son regard vers la Russie et »l’Orient« n’est-il pas un moyen pour lui d’essayer tout simplement de trouver des lieux plus propices au pari révolutionnaire initial, qui semble temporairement ajourné en Occident? Nulle part une telle hypothèse n’est ne serait-ce que suggérée, montrant toutes les limites d’une approche philologique parfois extrêmement dense mais qui ne s’intéresse plus qu’à la cohérence interne des textes hors de tout contexte historique concret.

Du côté de la tradition marxiste qui est ici largement condamnée, un autre élément majeur semble échapper à l’auteur: nombre de dirigeants marxistes du tiers-monde ou du »Global South« ont lu avant tout les textes les plus »eurocentriques« de Marx sans connaître ses derniers développements des années 1881‑1883. Cela n’a pourtant pas empêché le marxisme prétendument et supposé »eurocentrique« d’avoir un écho planétaire, plus important même à l’extérieur de l’Europe qu’en son sein au cours du XXe siècle. Ces dernières décennies le marxisme a politiquement beaucoup reculé dans le »Global South« alors que les recherches sur le dernier Marx ont beaucoup progressé … Ces recherches n’ont pourtant pas permis de faire émerger un nouveau marxisme »post-colonial« ayant un quelconque correspondant politique. Le fait qu’un élément aussi structurel n’intéresse pas l’auteur montre là encore les limites de sa démarche.

»Marx, Marxism and the Question of Eurocentrism« demeure néanmoins un recueil intéressant pour qui veut se faire une idée des débats traversant le marxisme à l’échelle internationale. Les divisions qui traversent ce courant – que l’on avait trop rapidement enterré dans les années 1990 – montrent à elles seules sa vivacité. Néanmoins, pour avoir un regard plus distancié et complet sur Marx et les univers non-européens, le lecteur pourra se tourner vers les travaux de Marcello Musto sur le dernier Marx, disponible en langue allemande et depuis peu en français (»Les dernières années de Karl Marx«, Paris 2023).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jean-Numa Ducange, Rezension von/compte rendu de: Kolja Lindner, Marx, Marxism and the Question of Eurocentrism, Basingstoke, Hampshire (Palgrave Macmillan) 2022, XXIII–168 p., 1 fig. (Marx, Engels, and Marxisms), ISBN 978-3-030-81823-4, EUR 105,49., in: Francia-Recensio 2023/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.97172