S’il est une idée que les auteurs des »Survivants« entendent battre en brèche dans le cas de la Belgique, c’est celle d’une »brutalisation du champ politique« dans laquelle les vétérans du premier conflit mondial auraient joué un rôle-clé. Cette thèse développée et appliquée à l’Allemagne par George L. Mosse dans »Fallen Soldiers«1 a profondément influencé l’historiographie, conduisant à propager l’idée que la violence de guerre aurait été reconduite au cours des deux décennies suivantes dans l’arène politique, favorisant la fascisation des sociétés européennes au détriment de leur démocratisation. Cette approche est aujourd’hui fortement remise en question, et Schoups et Vrints apportent une puissante contribution au débat en la confrontant au rôle des vétérans belges et en interrogeant le lien entre participation à la guerre et activisme politique.
Pour ce faire, les deux historiens de l’université de Gand se sont penchés sur les rassemblements d’anciens combattants dans l’espace public entre l’armistice de 1918 et la fin de l’année 1939, en procédant principalement au dépouillement systématique de quatre quotidiens belges représentatifs des grandes tendances politiques et linguistiques du pays. Leur dénombrement de 1412 »actions de rue« durant cette période, soit en moyenne plus d’une par semaine pendant vingt ans, montre à lui seul le dynamisme des associations belges de vétérans. Celles-ci sont au départ dominées par la puissante FNC (Fédération nationale des combattants) et sa concurrente flamingante du VOS (Verbond der Vlaamsche Oud-Strijders), mais doivent aussi compter avec la remuante ACS (Association des anciens combattants socialistes) et avec la FNI (Fédération nationale des invalides), plus réservée mais à vrai dire plus influente, tandis que les formations à tendance élitaire ou autoritaire pèsent assez peu. Si la mobilisation des anciens combattants est particulièrement intense autour de l’année 1920, elle est loin de s’éteindre par la suite et connaît même une nouvelle vigueur au cours des années 1930. Ce monde associatif voit à ce moment la montée de nouvelles associations plus militaristes, mais qui s’avèreront moins actives que leurs aînées, la FNC et les VOS continuant à dominer la scène. Bruxelles, en tant que capitale, reste pendant toute la période un haut lieu de ces manifestations, mais aucune région du pays n’est réellement à la traîne.
Il est frappant de constater à quel point les vétérans belges sont engagés dans ces associations. Une estimation de 1921 évalue que près de neuf sur dix font partie d’une ou plusieurs associations, ce qui relativise au passage l’importance du taux d’engagement de leurs homologues français, censé être particulièrement élevé avec environ un vétéran sur deux membre d’une association. Il est vrai que dans le cas belge, l’expérience combattante est très minoritaire, dans la mesure où la mobilisation n’a concerné qu’un homme en âge de combattre sur cinq, soit bien moins qu’en Allemagne ou en France, du fait de l’occupation rapide de la quasi-entièreté du territoire belge et d’un système de conscription différent. Ces circonstances ont en outre abouti à ce que les rangs de l’armée belge soient majoritairement constitués de soldats flamands (un peu moins des deux tiers des effectifs, alors que la population flamande représentait environ 55 % de la population belge), souvent de condition modeste.
D’emblée, les auteurs constatent l’extrême rareté de la violence (et son absence complète de létalité) lors de ces manifestations d’anciens combattants, et soulignent leur inscription dans la forte culture associative belge, souvent sous une forme ritualisée, jouant au besoin sur la théâtralisation. Au contraire d’une brutalisation et d’une fascisation, l’expérience de guerre des anciens combattants belges et leur prise de conscience d’appartenir à une minorité qui a exposé sa vie pour la défense du pays – à défaut de revendiquer un monopole de la souffrance de guerre, expérience d’occupation oblige – ont eu un effet politisant, voire même démocratisant. En effet, bien que très revendicatrices et critiques de l’establishment, voire volontiers populistes, les associations d’anciens combattants ont rarement penché vers l’autoritarisme, mais ont au contraire alimenté à leur manière le débat public.
Schoups et Vrints le montrent à travers cinq »rôles« constitutifs de la conscience politique des anciens combattants, qui constituent la colonne vertébrale de leur ouvrage. 1) Cette conscience est d’abord celle d’être les libérateurs du pays, et de mériter à ce titre la reconnaissance de celui-ci. 2) Ils s’érigent également en justiciers, soucieux de la solidarité dans le sacrifice sont et à ce titre très remontés, tant sur le plan judiciaire qu’économique, contre les »profiteurs de guerre« et les privilèges des »gros«. 3) Comme créanciers de la nation, ils exigent des réparations matérielles pour leur dévouement désintéressé et s’avèrent pugnaces pour conquérir ce qu’ils considèrent comme leurs droits sociaux. 4) Survivants des horreurs du conflit et loin d’abonder dans le »mythe de la guerre«, ils se campent en défenseurs de la paix, mais se divisent, quant aux moyens d’y parvenir, entre tenants d’un pacifisme à tout crin et partisans d’une défense nationale forte. Les velléités de réconciliation avec l’Allemagne soulèvent chez eux peu d’enthousiasme, tandis que le vigoureux antimilitarisme de la majorité d’entre eux s’estompe face à la montée du nazisme. 5) Le rôle de protecteurs de la patrie suscite lui aussi des interprétations divergentes à forte charge identitaire dans un pays dont l’expérience de guerre a avivé la question linguistique: au récit d’un combat mené fraternellement épaule contre épaule par les Flamands et les francophones s’oppose le contre-récit flamingant évoquant les soldats envoyés à la mort par un État belge oppresseur de la Flandre. Ces interprétations de la guerre nourrissent deux nationalismes concurrents durant l’entre-deux-guerres qui divisent les anciens combattants, bien que leur expérience commune du conflit tempère dans une certaine mesure cette opposition.
L’évolution de ces rôles et de leur manifestation dans l’espace et le débat publics est développée de manière extrêmement nuancée par Schoups et Vrints, attentifs aux spécificités et aux rapports de force entre les différents mouvements, mais aussi aux tensions et aux équilibres au sein de chacun d’entre eux. Leur attention à cette variété de tons ne les empêche pas d’affirmer de manière convaincante que le groupe social des anciens combattants a bel et bien pesé sur le jeu politique de l’entre-deux-guerres, mais d’une manière complètement étrangère aux violences de guerre.
On peut saluer l’excellente idée des Presses universitaires du Septentrion, soutenues par l’université de Gand, de publier cette traduction française de cet ouvrage passionnant, sorti dans sa version originale néerlandaise en 20182. Et espérer que le monde universitaire nordiste, dans le sillage de ce qu’a longtemps pratiqué la »Revue du Nord«, continue de la sorte à se donner un rôle de passerelle entre une historiographie néerlandophone (belge, mais aussi néerlandaise) dynamique et novatrice et un public français et plus largement francophone, qui a tout à gagner de cet élargissement d’horizons vers un étranger proche mais pas toujours familier.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Emmanuel Debruyne, Rezension von/compte rendu de: Martin Schoups, Antoon Vrints, Les survivants. Les anciens combattants belges dans l’entre-deux-guerres, Villeneuve-d’Ascq (Presses universitaires du Septentrion) 2022, 306 p. (War Studies), ISBN 978-2-7574-3683-7, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2023/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.97173