Version complètement remaniée de sa thèse de doctorat en science politique soutenue en 2011 à l’université Paris-Ouest Nanterre (»L’union libérale: contribution à une sociologie politique des »libéraux« sous le Second Empire«), l’ouvrage d’Antoine Schwartz, préfacé par Éric Anceau, s’inscrit dans le profond renouvellement historiographique du Second Empire en cours depuis plusieurs décennies.
Si le plus souvent les études sur le libéralisme et les libéraux adoptent une démarche qu’il qualifie de »globalisante« ou d’idéaliste, Antoine Schwartz entend à contrario proposer une »approche réaliste du libéralisme« (p. 376), c’est-à-dire ancrée dans le contexte du Second Empire et au sein de groupes sociaux en interaction. Selon lui, les libéraux partagent moins un corpus idéologique strict qu’une »vision du monde«, qu’il définit »comme un ensemble de lieux communs, une constellation de mots et de thèmes associés et connotés entre eux, comme un ensemble de discours protéiformes et parfois contradictoires […], des non-dits aussi, dont l’unité tient à ce qu’ils sont le produit d’une matrice idéologique et de schèmes de pensée homologues, socialement et historiquement situés« (p. 377). À l’instar des recherches conduites par Xavier Landrin sur les doctrinaires1, Antoine Schwartz entreprend une »sociologie historique du libéralisme français sous le Second Empire« (p. 18), afin de mettre à jour ce que recouvre l’étiquette de libéral à une époque où la revendication des libertés apparaît comme le »point nodal« (p. 21) des oppositions. Pour réaliser son enquête sur cette »deuxième génération libérale«, pour reprendre la formule de Louis Girard2, il s’est appuyé sur une littérature scientifique conséquente, et relevant de plusieurs champs disciplinaires (histoire politique, science politique, sociologie), ainsi que sur un corpus de sources variées: correspondance, presse, écrits des publicistes libéraux …
L’auteur a choisi de structurer son développement en dégageant trois séquences, chacune composée de deux chapitres. Cette approche permet d’articuler les mutations du »parti libéral« à l’intérieur d’un champ politique en constante recomposition. La première partie est consacrée à la période de l’Empire autoritaire (p. 23–144). Après avoir exposé les nouveaux »univers intellectuels« (presse, sphère académique), Antoine Schwartz analyse la position des publicistes libéraux et plus particulièrement l’ascension de Lucien Prévost-Paradol, qui s’impose comme le porte-voix de »l’opinion libérale« (chap. 1). Il poursuit son étude des années 1850 en explorant à la fois la structuration d’une opposition constitutionnelle, incarnée notamment par Émile Ollivier, et le rapprochement des libéraux et des »démocrates«, exclus de l’accès aux pouvoirs d’État (chap. 2).
Dans la deuxième partie (p. 145–266), il analyse tout d’abord la constitution en vue des élections législatives de 1863 d’une »union libérale« qui dépasse les anciens clivages politiques (chap. 3). Selon lui, »le label libéral s’impose progressivement comme un terme générique pour désigner ceux favorables aux réformes« (p. 149). Le célèbre discours d’Adolphe Thiers sur les »libertés nécessaires« de janvier 1864 en est l’une des manifestations. Antoine Schwartz aborde ensuite le lien complexe qu’entretiennent les libéraux des années 1860 avec la démocratie, dont il ne s’agit plus de contester l’avènement mais bien de réguler ses effets afin de préserver l’ordre social et l’autorité des élites (chap. 4). Dans les colonnes du »Journal des Débats«, Lucien Prévost-Paradol évoque le »travail général des esprits, mis partout en demeure de concilier la démocratie et la liberté«3. Se définit alors selon Antoine Schwartz une conception libérale du gouvernement en démocratie plus complexe que ne le laisse apparaître »l’association de mots et d’idées, démocratie et liberté, que l’on peut qualifier de mot d’ordre« (p. 210).
Enfin, dans une troisième partie (p. 267–368), l’auteur aborde la fin du Second Empire, marquée, à partir de 1868, par sa libéralisation. Il expose et analyse avec finesse les recompositions suscitées par les transformations du champ idéologique, notamment l’essor du »tiers parti«, qui fragilisent »l’union libérale« (chap. 5). La mise en place d’un Empire libéral, effectif avec la constitution du cabinet Ollivier (janvier 1870), offre aux libéraux une réouverture soudaine, mais finalement éphémère, des opportunités politiques (chap. 6).
Si selon la célèbre formule d’Albert Thibaudet »la politique, ce sont des idées«, Antoine Schwartz parvient habilement à démontrer que »derrière la force des idées libérales, il y a des groupes et des intérêts qu’elles contribuent à légitimer« (p. 379). L’action des libéraux sous le Second Empire ne peut simplement être appréhendée comme un combat désintéressé en faveur de valeurs et de principes. Elle traduit aussi les aspirations de la bourgeoisie des »capacités« à réintégrer la compétition électorale et la politique institutionnelle, tout en défendant un ordre social et économique dont elle bénéficie.
Rédigé dans un style à la fois fluide et précis, l’ouvrage d’Antoine Schwartz apporte des éclairages précieux sur le Second Empire mais aussi sur l’histoire du libéralisme et des libéraux. Son approche audacieuse du sujet, parfaitement maîtrisée, se révèle tout à fait stimulante et permet d’appréhender autrement l’histoire d’un courant politique dont l’influence sera décisive dans la constitution du modèle républicain français4.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Walter Badier, Rezension von/compte rendu de: Antoine Schwartz, Le libéralisme caméléon. Les libéraux sous le Second Empire (1848–1870), Besançon (Presses universitaires de Franche-Comté) 2022, 448 S. (Les cahiers de la MSHE Ledoux, 46; Série »Archives de l’imaginaire social«, 11), ISBN 978-2-84867-862-7, EUR 35,00., in: Francia-Recensio 2023/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.97175