C’est un véritable travail universitaire qu’Alexa Stiller, spécialiste de l’histoire du national-socialisme, a publié en 2022 en deux importants volumes (1454 p.) sous le titre »Völkische Politik, Praktiken der Exklusion und Inklusion in polnischen, französischen und slowenischen Annexionsgebieten 1939–1945«. L’étude se concentre sur l’appareil créé par Heinrich Himmler en tant que Reichskommissar für die Festigung deutschen Volkstums (RKF) pour, à partir de 1939 et sous l’autorité directe de Hitler, réaliser une politique de germanisation des territoires annexés par l’Allemagne après 1939 par le moyen d’un bouleversement démographique fondé sur »l’exclusion« et »l’inclusion« de populations: tandis que les groupes considérés comme étrangers (Français, Slaves, Juifs …) devaient en être expulsés, les Allemands vivant en dehors du territoire du Reich devaient être »rapatriés« sur le territoire allemand, de sorte que tous les Allemands soient réunis dans un État ethniquement homogène.
L’ambition de l’autrice est vaste, son texte se fonde sur un important travail de recherche dans de nombreuses archives des régions, pays et administrations concernés (Allemagne, France, Autriche, Pologne, Slovénie). Comme il se doit dans un travail universitaire de qualité, l’autrice propose un état des recherches, une définition précise de la méthodologie retenue et des concepts utilisés, de nombreuses notes de bas de page, une vaste bibliographie et une démarche progressive et bien construite. Certes, Alexa Stiller s’adresse d’abord aux spécialistes de la question abordée, mais le texte est ponctué de »résultats intermédiaires« (Zwischenergebnisse) qui, par-delà une abondance de détails que le lecteur peut juger trop importante, proposent une synthèse toujours utile. De façon très efficace, la conclusion générale reprend les principaux résultats de cette enquête très riche, très sérieuse et très intéressante.
À la suite d’une introduction scientifique au sujet, le premier volume se consacre d’abord à la genèse et aux objectifs de la »politique ethnique« (völkische Politik) dans son contexte idéologique et historique. Il présente ensuite l’organisation géographique, administrative, financière et humaine de l’appareil créé par Heinrich Himmler. Pour finir, ce volume situe l’appareil du RKF dans son environnement politique et administratif; il examine notamment ses relations avec les différents ministères impliqués dans son action, avec l’armée (Wehrmacht) et le parti national-socialiste (NSDAP).
Le second volume expose les »pratiques« de l’exclusion et de l’inclusion; la démarche d’Alexa Stiller est clairement structurée, passant de l’exposition des techniques d’exclusion et d’expulsion des populations rejetées à celle de leur remplacement physique, mais aussi juridique, économique et culturel (Einbürgerung et Eindeutschung) par les populations dont la présence est souhaitée sur le sol allemand. Dans une démarche comparative rare, elle n’omet aucune des régions concernées par cette politique et s’intéresse autant aux territoires polonais annexés par l’Allemagne, qu’à la Lorraine, l’Alsace et la Slovénie.
Au cours de ce travail, Alexa Stiller parvient à des résultats concrets:
Par cette inclusion et exclusion concomitantes de populations, le RKF réalisait un objectif fondamental et central de la politique national-socialiste. Agissant sous le contrôle direct de Hitler, il disposait de très importants moyens financiers et humains (plus de 20 000 collaborateurs en 1941/1942), publics comme privés. Il a ainsi impliqué dans son entreprise l’ensemble de la société allemande, qu’il s’agisse des banques qui lui procuraient les fonds nécessaires, des universités qui mettaient du personnel administratif ou scientifique à sa disposition, ou des associations de jeunesse qui organisaient l’accueil des nouveaux arrivants.
L’auteur démontre que, qui en a longtemps été faite, le RKF ne s’est pas occupé uniquement de l’intégration des Allemands de l’étranger (Volksdeutsche) dans le Reich mais que, lors de l’expulsion des populations »indésirables«, il a obéi à des considérations et impératifs autant idéologiques que pragmatiques et utilisé et toléré des techniques d’expulsion faisant non seulement montre d’un manque total d’empathie à l’égard des populations concernées, mais aussi parfois si violentes qu’elles invitent à mieux étudier la relation entre expulsion et meurtre de masse.
L’appareil du RKF a certes été le lieu de conflits d’influences et d’intérêts importants autant dans son sein que dans sa relation avec d’autres appareils, mais un consensus idéologique fondamental sur les objectifs à atteindre a permis de surmonter tous les obstacles relationnels et a maintenu à l’appareil son très haut niveau d’efficience; issu pour une grande part de la bourgeoisie, l’encadrement avait reçu sa formation – essentiellement dans les matières juridiques – dans les meilleures universités et a appliqué un mode de gestion du personnel reposant sur la délégation de responsabilité, présenté ici comme extrêmement efficace. Le niveau hiérarchique supérieur fixait les objectifs à atteindre et laissait au niveau inférieur le choix des moyens à mettre en œuvre pour réaliser ces objectifs. L’approche régionale comparative proposée par Alexa Stiller permet de constater l’adaptation des stratégies à la diversité des conditions locales et à l’évolution de la situation économique, l’inventivité et l’engagement des personnels aux différents échelons de la hiérarchie. Elle rappelle la thèse défendue en France par Johann Chapoutot sur la modernité du mode de gestion appliqué dans l’Allemagne national-socialiste1.
La politique à l’égard des populations intégrées dans le Reich ne visait aucune révolution sociale, bien au contraire. Afin d’exploiter au mieux leurs compétences et leur expérience professionnelles, on s’efforçait de donner aux nouveaux citoyens du Reich un statut social et économique correspondant à celui qui avait été le leur dans leur État d’origine. C’est ainsi que, aux dépens des populations autochtones expropriées sans aucun dédommagement, les grands propriétaires terriens des pays baltes reçurent dans les territoires annexés des terres agricoles possiblement aussi vastes que celles qu’ils avaient perdues dans leur région d’origine, tandis que les artisans pouvaient réutiliser leur savoir-faire dans de petites entreprises confisquées à leurs propriétaires non-allemands. Le modèle économique projeté reposant sur la propriété privée des moyens de production et sur le concept de »performance« (Leistung), la préoccupation première des organisateurs de cette importante permutation de population fut de sélectionner une population qui non seulement réponde aux critères ethniques définis mais qui, de plus en plus, soit en mesure de participer par son travail à l’effort économique auquel la guerre contraignait le Reich.
Le travail d’Alexa Stiller n’est pas seulement extrêmement riche en informations sur les pratiques d’inclusion et d’exclusion mises en œuvre par l’Allemagne dans les territoires annexés; l’accent mis sur le principe de délégation comme mode de gestion et sur la qualité technique d’un encadrement souscrivant totalement aux objectifs idéologiques du national-socialisme permet de mieux comprendre l’efficacité de l’appareil créé par Heinrich Himmler et apporte des éclaircissements essentiels sur les conditions de possibilité de la politique national-socialiste.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Pascal Fagot, Rezension von/compte rendu de: Alexa Stiller, Völkische Politik. Praktiken der Exklusion und Inklusion in polnischen, französischen und slowenischen Annexionsgebieten 1939–1945, 2 Bde., Göttingen (Wallstein) 2021, 1454 S., ISBN 978-3-8353-1985-1, EUR 79,00., in: Francia-Recensio 2023/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.2.97177