La légende selon laquelle au Moyen Âge l’accès à l’écrit était l’apanage des clercs n’est plus guère d’actualité aujourd’hui, mais il reste encore bien des choses à explorer pour établir clairement la part que les laïcs ont pu prendre à la scripturalité. Les formulaires d’actes du haut Moyen Âge ont été identifiés depuis longtemps comme une des sources possibles à cet égard, mais on n’avait encore jamais cherché à en mener une étude systématique. C’est désormais chose faite!

À vrai dire, on ne trouvera pas dans son livre de relevé exhaustif de tout ce qui concerne les laïcs dans ces formulaires: c’eût été fastidieux et inutile. W. B. a choisi de prendre comme fil conducteur la »collectio Flaviniacensis«, c’est-à-dire le manuscrit Paris, B.n.F., lat. 2123, écrit dans la première moitié du IXe siècle à l’abbaye de Flavigny, en Bourgogne. Les informations que donne ce manuscrit sont bien entendu complétées par l’utilisation d’autres manuscrits, ce qui permet à W. B. de rappeler combien l’édition des formulaires du haut Moyen Âge par Zeumer (1886), quelque utile et précieuse qu’elle soit, pèche en donnant l’impression qu’il y avait quelques formulaires canoniques, alors que, on le sait, les formules passaient facilement d’un formulaire à un autre, ou mieux d’un manuscrit à un autre, avec ou sans changement. W. B. utilise aussi de »vrais actes«, c’est-à-dire non pas des formules, qui ont un côté un peu théorique même si le plus souvent sans doute elles étaient rédigées à partir d’actes réels, mais justement ces actes réellement issus, reçus et conservés pendant cette période.

Encore faut-il savoir lire et comprendre ces formules, écrites dans un latin hésitant, qui est peut-être surtout un vernaculaire débutant; elles font souvent référence à des éléments de droit romain, surtout le droit romain vulgaire, mais il serait vain d’y chercher des traces d’une utilisation réelle du droit romain.

Les formulaires font de fréquentes allusions à la conservation des actes par les laïcs. Si dans certains cas une conservation par des églises pour rendre service, en quelque sorte, aux laïcs ne peut être d’emblée exclue, d’autres formulaires montrent bien qu’on s’attendait à ce que les parties concernées, ecclésiastiques ou laïques, conservent chacune un exemplaire. D’autant que ces actes étaient réellement utilisés, en cas de litige essentiellement, comme le montrent les formules et les actes eux-mêmes. C’est bizarrement ici (p. 149–150) que l’auteur introduit une brève réflexion sur le public concerné: des laïcs, certes, mais quels laïcs? Haute aristocratie ou tout venant (libre, du moins)? Il opine en faveur de cette dernière hypothèse, ce qui est tout à fait possible quand on connaît les actes des IXe et Xe siècles, mais pose le problème des conditions matérielles de conservation de ces documents.

Ces indispensables préalables fondés au cours des quatre premiers chapitres, W. B. peut passer, en cinq chapitres, à l’étude du contenu des formules. La moitié des formules du manuscrit de Flavigny concerne des transferts de propriété: dons et ventes, mais aussi prêts, précaires, bénéfices … Mais cette propriété n’est guère individuelle; elle n’est d’ailleurs pas que juridique et économique: elle est aussi sociale, et relève autant de la famille. D’ailleurs W. B. commence son étude de la famille par celle de l’héritage, mais aborde aussi les questions de mariage, de divorce ou de la place des femmes. Il étudie ensuite le règlement des conflits, que ce soit dans un cadre judiciaire ou extrajudiciaire; et présente le problème de la liberté et de la non-liberté, attirant l’attention sur le fait que les formulaires montrent des non-libres qui ne sont pas que des objets de transactions, mais peuvent aussi être actifs.

Dans tout cela, le spécialiste n’y apprendra sans doute pas grand-chose, mais verra ses connaissances éclairées par un angle inhabituel. C’est que ce livre n’est pas destiné à un public de spécialistes. W. B., et c’est une autre de ses qualités, y adopte un ton très didactique, expliquant en fait le haut Moyen Âge à ceux qui ne le connaissent guère, c’est-à-dire sans doute un public largement étudiant. Les textes sont d’ailleurs cités en traduction anglaise, le texte latin n’étant que rarement donné.

Il y a cependant deux éléments beaucoup plus novateurs. Le premier concerne le »sentiment familial« (family feeling). Dans la veine de l’histoire des émotions, W. B. relève que quelques formules montrent une attention, voire un attachement, du père pour ses enfants, comme ce père qui craint que son fils, sans doute handicapé, soit privé d’héritage par ses frères. Il serait cependant intéressant de voir si ces préoccupations se retrouvent dans de vrais actes.

Un autre élément intéressant est un chapitre consacré aux lettres. Car il n’y a pas, dans les formulaires, que des chartes, il y a aussi des lettres. Certaines sont en réalité des mandements, et montrent bien à quel point la différence entre lettres et actes pouvait être ténue. L’angle retenu par W. B. est tout à fait pertinent: ces lettres montrent l’intensité des relations sociales, tant horizontales que verticales dans la société du haut Moyen Âge.

Le pari de W. B. était d’expliquer la société laïque du haut Moyen Âge à l’aide des formulaires. Ce pari est pleinement gagné, grâce à une lecture attentive de ces documents, éclairée par une bibliographie internationale tout à fait à jour.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Benoît-Michel Tock, Rezension von/compte rendu de: Warren Brown, Beyond the Monastery Walls. Lay Men and Women in Early Medieval Legal Formularies, Cambridge (Cambridge University Press) 2022, 407 p., ISBN 978-1-108-47958-5, USD 39,99., in: Francia-Recensio 2023/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99787