Ce livre est la traduction en français de l’ouvrage de Neithard Bulst paru en 1992, »Die Französischen Generalstände von 1468 und 1484. Prosopographische Untersuchungen zu den Delegierten«, Sigmaringen 1992 (Beihefte der Francia, 26). Saluons cette traduction opérée par l’auteur lui-même, car la langue allemande est en perte de vitesse dans l’enseignement en France, y compris chez les chercheurs littéraires. L’ouvrage pourra donc être mis à la portée du plus grand nombre des historiens, médiévistes ou spécialistes d’histoire politique.

Au moment de sa parution en allemand, même s’il n’a pas donné lieu à de nombreux comptes-rendus, le livre avait été considéré comme un événement historiographique, et il est, sans aucun doute, à l’origine du renouveau actuel des études sur les assemblées représentatives et un jalon important de la méthode prosopographique. La façon dont l’auteur s’est impliqué dans les programmes de recherche élaborés par Jean-Philippe Genet au sein du Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris (LAMOP) montre assez bien son influence lors de différentes rencontres européennes, en France et en Allemagne (par exemple Neithard Bulst, Jean-Philippe Genet [dir.], La ville, la bourgeoisie et la genèse de l’État moderne, Paris 1988). Pour l’époque médiévale, la méthode prosopographique était encore à ses balbutiements. Hélène Millet l’avait déjà expérimentée en traitant des chanoines de Laon dix ans plus tôt (Les chanoines du chapitre cathédral de Laon, 1272–1412, Rome 1982), mais elle n’avait pas encore fait de nombreux émules. Comme l’ont montré les recherches et l’enseignement de Thierry Kouamé (thèse de doctorat parue en 2002, direction du séminaire d’initiation à la prosopographie, université Paris 1-Panthéon-Sorbonne), la richesse de cette méthode est maintenant acquise et l’ouvrage de Neithard Bulst y a largement contribué.

En adoptant cette démarche, il ne s’agit pas pour l’auteur de revenir encore une fois sur les institutions des assemblées représentatives, sur leur fonctionnement ou sur les modalités des votes et des prises de décision, mais de s’interroger sur les hommes qui les ont composées et, sans négliger les procédures, de savoir comment ces acteurs ont pu s’en accommoder, comment ils les ont manipulées et quelle histoire politique en découle. Cette manière d’aborder les états généraux a l’avantage de ne pas céder à une vision téléologique qui a toujours conclu à leur échec avant 1789. Elle a également l’avantage d’éclairer le règne de Louis XI, lequel a convoqué les états de 1468, souvent négligés par les historiens.

Quant à ceux qui débutent en janvier 1484 et qui font suite à la mort du souverain le 30 avril 1483 et à l’établissement de la régence des Beaujeu, on pouvait penser que le »Journal des États généraux de France« tenu par le chanoine de Rouen Jean Masselin qui avait été délégué à Tours et qui avait assisté à l’ensemble de la session de janvier à mars, était une source suffisante. L’étendue des archives consultées montre qu’il n’en est rien. S’en tenir au discours de Philippe Pot sur les droits du peuple que rapporte Masselin donne une image tronquée de la session et oblige, effectivement, à conclure à l’échec des idées démocratiques. La focale mise sur les individus permet d’autres investigations. D’après le »Journal« de Masselin, on peut recenser 242 individus: les voici 305 environ, dont 284 députés, et 269 ont pu être identifiés. La démonstration s’appuie sur d’autres archives jusqu’alors peu exploitées car elles sont puisées pour l’essentiel dans les dépôts provinciaux, ce qui est une grande nouveauté, en même temps qu’un travail de fourmi, mené de façon systématique, l’auteur notant de façon précise les fonds d’archives qui n’ont rien donné, en 1468 comme en 1484.

À partir de ces bases nouvelles, l’ouvrage se déroule en trois parties. La première est composée de deux chapitres qui campent de façon ferme les acquis des états de 1468 puis ceux de 1484, laissant deviner au lecteur que le but de l’ouvrage n’est pas seulement de les décrire, mais de les comparer. Dans les deux cas, l’enjeu est de taille, car la décision des états s’inscrit dans la lutte que le roi mène contre les princes. En 1468, il consiste à régler l’apanage de Charles de Normandie en répondant à cette question: l’entrée des troupes du roi en Normandie qui remettait en cause les traités de Conflans et de Saint-Maur-des-Fossés est-elle illégale?

L’auteur montre comment le roi cherche l’appui des 71 villes repérées et quelle a été la position des 65 députés identifiés (soit un tiers des députés des villes) et comment il sait jouer de leurs intérêts, en particulier financiers. Reprendre la Normandie riche et prospère dans le domaine royal revient à alléger leurs propres charges fiscales. Dons et privilèges font le reste: la Normandie est déclarée inaliénable et les doléances deviennent très secondaires. En 1484, si les états prétendent représenter l’ensemble du royaume (tous les députés sont élus, même les nobles) et émettent un certain nombre de principes démocratiques novateurs, ce sont finalement les officiers du roi qui l’emportent face à un Louis d’Orléans, porte-parole des princes, qui voudrait s’emparer de la régence face aux Beaujeu. Dans les deux cas, les états généraux constituent une force dans le jeu politique qui oppose la royauté aux princes et constituent une assise de la continuité dynastique et de la construction du royaume de France. Comment cela a-t-il été possible?

La deuxième partie, la plus copieuse, assoit la réponse. Elle est composée d’une centaine de notices prosopographiques. Chaque député repéré, bailliage par bailliage, est décrit selon sa position sociale et ses attaches familiales. Ce who’s who est une mine de renseignements sur les notables locaux des trois ordres au cours du XVe siècle car l’auteur fait remonter ses recherches en amont, sous le règne de Charles VII, voire au-delà. Ainsi sont reconstitués des réseaux dont l’historien peut saisir la durée d’une réunion à l’autre. Dans tous les cas, il s’agit des élites locales, car on prend soin de choisir les hommes les plus influents du clergé ou de la noblesse; il en est de même pour les villes, ce qui explique le poids des officiers royaux ou des officiers municipaux dans ces assemblées aux côtés de quelques grands marchands.

L’exemple de la sénéchaussée de Guyenne aux états de 1484 est significatif, et d’autant plus intéressant qu’il s’agit d’un rattachement récent au domaine royal et que le frère du roi, Charles, l’a tenue en apanage pendant trois années (1469–1472). Or les élus ont un profil conforme à celui des représentants des autres circonscriptions administratives et sont plutôt enclins à une grande fidélité vis-à-vis des Beaujeu. Le clergé députe son plus haut représentant, l’archevêque de Bordeaux André D’Espinay, lié à la famille royale par sa grand-mère, une Visconti, et il est très apprécié de Louis XI qui le charge de nombreuses missions. Gaston de Foix, comte de Lavaur, est l’élu de la noblesse. Là encore, peu de surprise: l’homme est conseiller et chambellan du roi dont il touche une pension et, dès 1483, il agit comme lieutenant du gouverneur de Guyenne, Pierre de Beaujeu. Les Beaujeu peuvent donc compter sur son appui. Maître Henri de Ferraignes, député du tiers état, est licencié dans les deux droits et greffier de la ville en même temps qu’il est conseiller au parlement de Bordeaux. Les doléances concernant la réforme de l’administration judiciaire portent certainement sa marque, mais elles ne sont en rien révolutionnaires. L’étude de son réseau familial montre qu’il est issu de l’une des plus grandes familles de négociants de la ville et que lui-même et sa parenté fraient avec la noblesse. On peut donc imaginer qu’en 1484 les députés de Guyenne ont parlé d’une même voix, plutôt en faveur des Beaujeu. La reconstitution des réseaux montre bien comment la position sociale des élus a pu donner corps aux assemblées et comment le pouvoir en place a pu en tirer bénéfice.

La troisième partie composée de cinq chapitres se présente comme un bilan très riche, qui tire les fils de l’étude prosopographique en replaçant les acteurs dans le déroulement des deux assemblées. La question qui court en filigrane est de savoir quelle a été la marge de manœuvre des députés: Louis XI puis les Beaujeu leur ont-ils habilement imposé leur volonté, par exemple en échange de privilèges ou en changeant les modalités de vote en 1484? Est-ce la raison pour laquelle, à la différence du parlement anglais, les états n’ont pas constitué une institution pérenne? Autrement dit, le roi aurait gagné contre les états. L’auteur réfute cette thèse, pourtant traditionnelle, en montrant que l’étude prosopographique pallie en grande partie la carence des sources, qu’il s’agisse du registre de Jean Le Prévost pour les états de 1468 et même du »Journal« de Jean Masselin, plus exhaustif, pour ceux de 1484.

Même s’il convient de rester prudent, la carence des états est inhérente à la condition sociale de leurs membres. Ainsi s’explique le manque de cohésion des deux assemblées, très visible lorsqu’il s’agit de négocier les impôts ou de fixer une rémunération. L’absence de consensus entre les trois ordres et au sein même de chaque ordre est flagrant. Pourtant, le désordre n’est qu’apparent. Les délégations quoiqu’élues selon des modalités électorales différentes en 1468 et 1484, ont des comportements politiques parfaitement homogènes. Cela tient à la place qu’occupent les officiers royaux au sein de ces assemblées, qu’il s’agisse du clergé, de la noblesse ou des villes, et aux réseaux qu’ils ont pu construire entre eux. En 1484, les officiers royaux constituent environ un tiers des élus. Quel intérêt avaient-ils à scier la branche qui les nourrissait en favorisant le maintien de cette institution et en entreprenant des réformes audacieuses? L’échec, si échec il y a, vient d’eux-mêmes, de leur choix politique. Convoqués pour résoudre une crise, les états généraux l’ont résolue en défendant très logiquement la royauté avec laquelle ils faisaient corps. Il s’agit moins d’un échec des idées démocratiques que de la construction de l’État royal dont ils sont les artisans. Par le filtre d’une histoire sociale renouvelée, ce livre permet finalement de mesurer quel est le degré d’adhésion des élites à l’idéal monarchique à la fin du XVe siècle. Que son auteur soit remercié d’avoir mis l’apport de ce grand livre à la portée d’un plus grand nombre d’historiens.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Claude Gauvard, Rezension von/compte rendu de: Neithard Bulst, Les états généraux de France de 1468 et 1484. Recherches prosopographiques sur les députés, Paris (Éditions de la Sorbonne) 2022, 710 p. (Histoire ancienne et médiévale, 182), ISBN 979-10-351-0803-8, EUR 49,00., in: Francia-Recensio 2023/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99788