Les historiens britanniques du long XIIe siècle ont déjà fait l’objet de très nombreuses études, à juste titre tant ils ont marqué par la suite l’historiographie du royaume d’Angleterre. C’est aux plus célèbres d’entre eux (Huntingdon, Malmesbury, Montmouth, Layamon, auxquels se rajoute, un peu à part, Mannyng) que s’attaque J. Burek dans ce livre, avec le pari de fournir une lecture nouvelle de leurs œuvres. Pour ce faire, elle se concentre sur la notion de varietas, tirée de la rhétorique latine, qui l’utilisait pour définir un changement de style. Elle note toutefois que »dans la pratique, varietas se réfère à la fois aux variations stylistiques et structurelles« (p. 31–32), voilà pourquoi sa traduction du mot est »variété formelle« (formal variety), c’est-à-dire n’importe quel changement, temporaire ou permanent dans le style ou la structure d’un texte (p. 23).
L’originalité de son étude repose principalement sur le fait qu’elle mélange les chroniqueurs latins, qui ont été principalement étudiés par les historiens pour leurs connexions et messages politiques, et les historiens écrivant en moyen-anglais, qui ont été l’objet d’études surtout littéraires. On saura gré à l’autrice de mettre sur un pied d’égalité historiographie latine et vernaculaire, et de considérer tous les historiens comme des auteurs maîtrisant leur matériau et l’adaptant à des fins esthétiques autant que politiques. Son but est de mettre l’accent sur la manière dont ces historiens utilisent chacun à leur manière la varietas comme un outil pour faire d’un passé fragmenté et divisé (Normand, Anglais, Breton) un récit »national« unique après ce qu’elle nomme le »trauma« de 1066 d’après les travaux d’E. Van Houts (p. 13).
Dans son introduction, l’autrice montre l’évolution du sens du mot aux époques antique et médiévale. Elle montre que les historiens qu’elle étudie ont une culture classique suffisante pour que le concept soit opérant. L’autrice utilise habilement la notion de ductus, utilisée par Martianus Capella, qui signifie le chemin guidant les lecteurs vers le sens du texte. Certes, tout texte médiéval fabrique un tel chemin, mais elle avance que les œuvres qu’elle étudie se démarquent car elles associent une période historique à une forme, et créent ainsi de la varietas d’une nature particulière. Plus loin (p. 44), elle définit quatre marqueurs qui font qu’une histoire peut être considérée comme usant de varietas: 1) l’usage de variété formelle pour décrire les discontinuités historiques, 2) la valorisation de la variété dans les sources, les formes littéraires et les perspectives politiques, 3) la croyance que la fragmentation et la cohésion se différencient l’une de l’autre, 4) la volonté de donner du sens aux changements historiques.
L’ouvrage entame ensuite l’analyse individuelle de chacun des cinq historiens. William de Malmesbury se démarque car il est le seul à employer le mot de varietas, et semble donc conscient de cet outil qu’il utilise pour livrer une clef de lecture politique, en insérant des anecdotes apparemment hors propos précisément lorsque les événements sont politiquement dérangeants. Il utilise aussi la variété pour donner à chaque livre, qui correspond à une ère de l’histoire anglaise, une saveur particulière, qui est aussi une grille de lecture des événements. Car en juxtaposant, plutôt qu’en mélangeant, les lectures différentes, l’historien fabrique une vérité historique plurielle qui correspond à sa vision de l’histoire.
À l’inverse, Henry de Huntingdon, qui est le second auteur étudié, voit la diversité du monde humain et de son histoire comme la marque de son imperfection. L’autrice propose de voir dans cette attitude une influence du contemptus mundi, genre très en vogue à cette époque. La varietas lui montrerait l’imperfection de l’histoire humaine, qui mène à réfléchir à la perfection divine. L’autrice étudie ensuite en détail la question du prosimetrum et plus largement de la manière dont il faut interpréter l’insertion de poèmes dans une œuvre historique en prose. Si Huntingdon ne fait pas vraiment un prosimetrum, il s’en inspire pour prendre indirectement la parole et affirmer son auctorialité. C’est assez convaincant, mais l’autrice tire sans doute trop de conclusions sur la fin abrupte de la chronique de Huntingdon, qui est une chose très courante chez les historiens médiévaux.
Le troisième chapitre porte sur Geoffrey de Monmouth. De manière générale, ce chapitre est le moins convaincant. Reconnaissant que l’œuvre de Geoffrey n’est pas la plus variée au niveau formel ou thématique, l’autrice tente d’en faire tout de même un modèle de varietas en la comparant aux généalogies en rouleau (p. 120). Parce qu’au contraire des généalogies en rouleau, il comble des lacunes plutôt que de les taire, son histoire serait à lire non pas comme une généalogie, mais plutôt comme une series temporum, une guirlande de fleurs (p. 126).
Agissant ainsi, Geoffrey suit cependant un modèle bien établi, celui des histoires dynastiques (Dudon, Grégoire de Tours), distinct de ce que les médiévaux concevaient comme des flores historiarum. Les extraits commentés ensuite partent parfois si loin dans la théorie historiographique à partir de très peu d’éléments qu’on est dans un exercice exégétique brillant, mais loin de nous apprendre concrètement grand-chose. Tout cela pour affirmer en conclusion (p. 149–150), que Geoffrey se sert de la varietas pour donner à son pseudo livre-source une profondeur historique afin de faire croire que lui-même se fondait sur plusieurs sources, et que les Bretons ont une histoire aussi ancienne et diverse que les Anglais. C’est-à-dire quelque chose qui est déjà bien connu de tous ceux qui s’intéressent à l’œuvre de Monmouth. Faire de la varietas la clé de cela ressemble un peu à un exercice de style: l’autrice elle-même était consciente des risques de son approche, reconnaissant que le concept de varietas a une tendance totalisante (p. 48), puisqu’on peut en faire une clé de lecture universelle, qui nous semble ici peu pertinente ou utile.
L’étude porte ensuite sur Layamon. L’autrice montre d’abord de manière convaincante la dette de son »Brut« envers les historiens latins du XIIe siècle, et notamment Henry de Huntingdon avec qui il partage une même conceptualisation de l’histoire britannique. Layamon n’est pas seulement le continuateur d’une tradition poétique anglo-saxonne, il a sa propre pratique d’historien, et utilise la varietas comme un moyen de créer de l’harmonie à partir d’un passé fragmenté, se distinguant clairement de sa source, Wace, par exemple à travers son intérêt porté aux prophéties. Nous sommes en revanche moins d’accord lorsque l’autrice voit la prose comme une limite formelle pour l’historien qui ne peut, par exemple, choisir un mode d’expression annalistique (p. 180). C’est ignorer qu’il a pu exister des histoires en vers suivant un modèle annalistique.
Le dernier chapitre porte sur la chronique de Robert Mannyng, qui se plie particulièrement bien à l’étude même s’il écrit bien après le XIIe siècle. En effet, non seulement comme Layamon, il traduit Wace pour la première partie de son texte, mais c’est un historien réputé pour son attention portée à la forme. L’autrice montre avec brio que la réputation de Mannyng d’être un poète virtuose mais au style futilement complexe n’est pas juste: ni médiocre ni verbeux, Mannyng maîtrise ses effets de style. Il utilise la varietas pour traduire plus aisément ses sources qui ont différents rythmes de versification, pour donner plus de relief à des dialogues ou des clefs de lecture politiques. Cependant, chez lui, la varietas n’est pas porteuse d’un sens théologique ou même théorique sur l’histoire.
À la fin de ce parcours à travers l’œuvre de cinq historiens, on admirera la connaissance de la bibliographie et la finesse de l’analyse de l’autrice pour la plupart des œuvres ici étudiées. Les chapitres se lisent comme autant de commentaires détaillés d’extraits. En revanche, les conclusions restent trop souvent au niveau purement théorique, faute de mettre en contexte les textes ici analysés avec les pratiques générales des historiens de leur époque. Il manque à ce titre une discussion des nombreux travaux – historiques comme philosophiques – sur la méthode et les buts de la reconstitution du passé par les historiens médiévaux. On regrettera aussi qu’en dehors de Mannyng, l’autrice ait choisi pour son étude la poignée d’historiens du XIIe siècle dont les œuvres sont déjà surétudiées et surexploitées. C’est un choix conscient (p. 17) mais contestable quand il s’agit de tirer ensuite des conclusions générales sur l’écriture de l’histoire à cette époque. À ce titre, l’affirmation répétée plusieurs fois (p. 19, 37, 48 …) comme quoi la varietas serait à son apogée au XIIe siècle et que par la suite elle serait en déclin, nous semble en partie due à un effet de sources.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Pierre Courroux, Rezension von/compte rendu de: Jacqueline M. Burek, Literary Variety and the Writing of History in Britain’s Long Twelfth Century, Woodbridge (The Boydell Press) 2023, 294 p. (Writing History in the Middle Ages, 10), ISBN 978-1-914049-10-1, GBP 70,00., in: Francia-Recensio 2023/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99789