Le livre ici recensé n’est comme aucun autre. D’abord, par sa présentation matérielle. Dès la couverture, il pique la curiosité: le feuillet de manuscrit qui l’occupe presque entière ferait presque oublier le nom d’auteur et le titre, minimaux et relégués tout en bas. Bien plus, ce n’est qu’une fois le livre ouvert et lu de moitié qu’on apprend pourquoi les lectures évangéliques transcrites sur ce feuillet ouvrent la porte d’un »Corpus franciscanum«: il s’agit du bréviaire de saint François (document 1), ouvert à la péricope qu’il a le plus longuement citée. D’emblée, le livre invite donc son lecteur à se faire chercheur et demande qu’on le manie, non pas comme un livre académique, mais comme un codex médiéval, si l’on veut en dénouer les énigmes.

D’autres curiosités surgissent aussitôt. En tournant la première page, il apparaît que le dos, loin de coller à la couverture comme d’ordinaire, dévoile aux regards la composition du livre en cahiers, avec les fils rouges et bleus de leur couture. Par là nous est donné le rappel, utile pour la suite, qu’un livre n’est pas seulement un contenu intellectuel, c’est aussi un objet matériel, et que les deux interagissent. Le même mouvement d’ouverture du livre fait apparaître sur une page 1 toute blanche ce qu’on pourrait prendre à première vue pour un logo. Est-ce la marque de l’éditeur, une vignette d’imprimeur, une pure décoration? Nullement, c’est le tau de saint François, la propre signature de François d’Assise, repris du document 13.

La principale originalité du livre est encore à venir. Si l’on se contente de le feuilleter, on remarque vite qu’il se compose de deux parties, l’une de discours savants, l’autre de reproductions de manuscrits. On risquerait alors de conclure que l’étude nouvelle de Jacques Dalarun sur les textes relatifs à François d’Assise est plus abondamment illustrée que de coutume. On n’aurait rien compris alors à ce »Corpus franciscanum«, à ce »François d’Assise, corps et textes«. Car son objet principal, ce sont les manuscrits mêmes, qui nous font accéder au poverello, et les interrogations qu’ils soulèvent. Ce sont eux qui donnent son sens à la prima pars textuelle, laquelle ne cesse de renvoyer aux planches de la secunda.

L’objet du livre, c’est de prendre le lecteur par la main pour lui faire redécouvrir pour son compte ce que les manuscrits enseignent sur saint François, les manuscrits de ses propres écrits comme ceux qui transmettent ses vies et légendes. Par là, le livre professe une manière alternative de mener l’enquête sur le Moyen Âge et de la raconter, non pas en consultant seulement les manuscrits, mais en les auscultant, minutieusement et aussi complètement que possible, corps et âme pourrait-on dire, sans couper les objets littéraires et intellectuels qu’on y lit – les textes – des objets matériels et concrets – parchemin ou papier, division en cahiers, traces écrites ou peintes – dans lesquels ils s’incarnent et avec lesquels ils prennent vie pour raconter une histoire.

La deuxième partie se compose de 42 reproductions, à l’échelle, de feuillets de manuscrits, accompagnés d’une brève notice indiquant la cote, la date, le contenu textuel et divers éléments d’information de toute nature, ou traduisant tel passage, ou décrivant telle particularité codicologique, ou précisant l’apport historique du document. Outre le bréviaire de saint François, on trouve ses deux autographes, puis des extraits de ses œuvres majeures, ensuite divers textes liturgiques ou hagiographiques portant sur sa vie ou ses amis les plus proches, des vies de Thomas de Celano à l’un des premiers témoins imprimés des »Fioretti«, le tout à travers des manuscrits remarquables à des titres variés: l’un pour ses ajouts manuscrits ou la façon dont il a été corrigé, voire gratté ou rendu illisible, l’autre pour la personne qui l’a possédé, un autre pour les voisinages qu’il produit entre des textes divers, un autre encore pour les débats historiographiques qu’il a causés, trois autres enfin, présentés en vis-à-vis grâce à une double page dont un côté se déplie, pour montrer la similitude de leur mise en page et de leur décoration, indice que ces trois manuscrits ont été conçus et produits pour n’en former qu’un seul. Chaque page reproduite est ainsi l’occasion d’une enquête historique, dont la résolution particulière apporte sa lumière à la grande enquête sur François, ce qu’on a longtemps appelé la »question franciscaine«.

Après avoir souligné le paradoxe d’une »communauté textuelle« franciscaine, d’abord composée d’illettrés ou semi-lettrés, entraînés par un idiota, la première partie »feuillette« le corpus d’écrits autour duquel cette communauté s’est peu à peu réunie. D’abord, Jacques Dalarun raconte le rapport de François à l’écrit, puis décrit les trois principales procédures de rédaction de ses textes: autographes, textes dictés à des scribes occasionnels, logia rapportés de seconde main, et souligne la difficulté de les classer chronologiquement. Enfin, il fait miroiter quelques-uns de ces textes, non pour construire à partir d’eux une sorte de doctrine de saint François synthétique et cohérente, qui risquerait fort de les banaliser et de les édulcorer; mais, à l’inverse, pour rendre le lecteur sensible à ce qu’a chacun de propre, d’extrême et de déroutant.

Après la mort de saint François, la rédaction des légendes doit se comprendre en lien avec la multiplication de ses miracles et la collecte de ses écrits: il s’agit dans les trois cas d’une poursuite post mortem de sa présence. Le caractère foisonnant des légendes est à l’origine d’abondants débats historiographiques, pour savoir quelle vie doit être accréditée de préférence à toutes les autres, ou comment les combiner entre elles de manière éclectique. C’est au fond un problème de méthode assez voisin de celui que soulève l’édition critique des textes à traditions nombreuses. Là aussi, comme l’a montré Giovanni Micoli à la suite d’Arsenio Frugoni, la solution n’est pas de donner la voix à un témoin unique, ni d’entendre à sa guise tantôt celui-ci tantôt celui-là, mais d’élaborer des règles critiques stables et raisonnées, qui s’appuient sur l’examen critique de leurs divergences et sur l’analyse comparée de leur genèse, de leur statut et de leur fortune propres.

C’est sur cette base que Jacques Dalarun brosse en quatre actes et sur trente-quatre pages une dense et passionnante histoire des légendes franciscaines, de la première écrite par Thomas de Celano en 1228 jusqu’au traité »De la conformité du bienheureux François à la vie du Seigneur Jésus« de Barthélemy de Pise, vers 1385, sans oublier la »Vie de notre bienheureux père François« de Thomas de Celano qu’il a découverte en 2014, éditée en 2015 d’après le Paris, Bibl. nat. de France, NAL 3245. Il conclut en invitant les médiévistes à ne pas abstraire les textes de leur environnement concret, les »compagnons de voyage« avec lesquels ils circulent et qui leur donnent sens dans une histoire culturelle et sociale plus vaste: »Notre double changement de paradigme, en réalité, n’en fait qu’un. Redécouvrir la corporéité des textes franciscains au toucher de leurs enveloppes charnelles, les manuscrits, voilà une perspective qui s’accorde parfaitement avec leur objet: François, chantre de l’Incarnation. Ainsi le corps franciscain revient-il au centre du corpus franciscanum« (p. 95).

Le »Corpus franciscanum« est donc un beau livre, »beau« en tous les sens. D’abord par son apparence, qui attire, intrigue, instruit. Ensuite, par son écriture, intelligente et simple, à chaque page suggestive et limpide. Enfin, par son propos, qui est d’initier le lecteur même savant à un nouveau regard, plus concret, plus ouvert, plus polyphonique, sur François au regard des manuscrits et sur ce que c’est que faire de l’histoire médiévale.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Dominique Poirel, Rezension von/compte rendu de: Jacques Dalarun, Corpus franciscanum. François d’Assise, corps et textes, Bruxelles (Zones Sensibles Éditions) 2021, 192 p. (Pactum serva), ISBN 978-2-930601-50-2, EUR 22,00., in: Francia-Recensio 2023/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99795