Cet ouvrage important pèse dans le paysage historiographique en raison de la stature de son auteur, qui a joué un rôle significatif dans le renouvellement de l’histoire économique médiévale. Sa parution a coïncidé avec sa retraite de l’université de Paris 1-Sorbonne, où il a notamment animé des séminaires d’anthropologie économique du Moyen Âge. L’ouvrage rassemble une douzaine de contributions publiées entre 2005 à 2020, encadrées par une introduction et une conclusion nouvelles. Les textes sont actualisés dans leur bibliographie, et mis en résonnance par un travail de »couture«, adoptant une division par chapitres. On ne retrouvera pas ici toutes les directions explorées par Laurent Feller, notamment son récent ouvrage sur les »Économies de la Pauvreté«1 ou ses réflexions sur l’expertise des choses; les thématiques y ont été traitées dans des projets collectifs qui ont fédéré des médiévistes de nombreux pays.
Avant d’évoquer le contenu, évacuons quelques reproches: le soin apporté à la mise en forme du livre n’est pas à la hauteur de son contenu. L’ouvrage contient trop de coquilles (ponctuation erratique, phrases qui contiennent plusieurs verbes juxtaposés), des erreurs de mise en page et des titres abrégés cités dans les notes mais non référencés. Brepols devrait effectuer un vrai travail éditorial pour une collection de référence d’études médiévales. Par ailleurs, l’apparence monographique dissimule mal le côté »patchwork« de l’entreprise, manifeste dans les nombreuses répétitions: par exemple, le dossier d’Adalard de Corbie offrant son expertise dans le dossier d’échange de terres revient de très nombreuses fois, comme le recours à la »Vita Meinwerki« ou les exemples liés à la circulation du plomb dans le monde carolingien (Loup de Ferrières versus Eginhard).
Si ces réitérations donnent parfois au lecteur l’impression d’une démonstration circulaire, celle-ci se laisse facilement dépasser, tant le propos est important et intelligent. Cette collection d’études (plutôt de nature synthétique que monographique), offre un premier bilan des programmes de recherches conduits par un chercheur à son apogée. Au fil de son œuvre, Laurent Feller a réconcilié histoire »culturelle« et économique, en utilisant une approche anthropologique voire ethnographique, et en prenant pour base d’étude l’Italie (surtout alto-) médiévale. Le socle de la réflexion repose sur la proposition de Karl Polanyi qui insiste sur »l’encastrement« de l’économique dans le social, valable pour les sociétés médiévales. L’auteur note aussi dans son travail sa dette intellectuelle vis-à-vis de compagnons de route, parmi lesquels Chris Wickham et Jean-Pierre Devroey, abondamment cités.
Pour le dire simplement: l’application des logiques contemporaines, fondées sur le profit et le marché, aux comportements jugés »économiques« n’a qu’une pertinence limitée pour comprendre la circulation des terres, des objets et des richesses dans le monde médiéval. Le travail de Feller s’appuie sur une lecture qui fait sa part à la »complexité« (un mot qui revient souvent sous sa plume, lui qui semble parfois effrayé par l’ampleur des sujets évoqués). Il dessine en effet une ligne de crète subtile entre les types de déterminants rationnels de l’action des acteurs médiévaux (abbés, aristocrates, seigneurs ou paysans) et mobilise à cet effet la sociologie wéberienne de l’action (rationalité en valeur ou finalité), sur les pas de Devroey. En fait, Feller propose une manière fine de repenser les méthodes de l’histoire économique, souvent à la peine ces dernières décennies, en refusant la cliométrie simplificatrice, même s’il n’a pas rechigné à se frotter à l’occasion aux chiffres quand la documentation le permettait. Il constate que les logiques de profit »économiques« peuvent coexister dès le haut Moyen Âge avec des comportements qui visent d’autres finalités. Un magnifique exemple est celui du marché de la terre en Italie, où la gamme des facteurs extra-économiques affectant les prix est vertigineuse. Cette acceptation de la coexistence de comportements et de logiques permet à Feller de faire, avec finesse, un sort à une autre tentation qui pousse en sens inverse: celle de lire le haut Moyen Âge à l’aune d’une anthropologie exotique, faisant de l’économie un des terrains d’une certaine histoire culturelle qui ne déchiffre que des échanges strictement ritualisés. Les considérations sur la détermination des »échelles de valeur« des choses, et sur les instruments de référence qui permettent de les traduire, sont tout aussi passionnantes et essentielles.
L’ouvrage touche encore d’autres questions très importantes, sur lesquelles on ne saura s’étendre. Citons la périodisation et les moteurs de la croissance médiévale, en poussant plus loin les intuitions de Toubert et Verhulst sur le rôle formateur de la période haute où la terre a été redistribuée chez les grands. Celle-ci sera la matrice de l’intensification domaniale qui portera cet essor. Citons encore les pages sur la complexité des dispositifs seigneuriaux, à la fois coercitifs et parfois paradoxalement protecteurs, ou les chapitres sur la richesse aristocratique et monastique. De manière plus ponctuelle, on touche aussi à ce que la sociologie historique appellerait »l’agentivité« paysanne. On soulignera enfin que l’archéologie, assez peu mobilisée dans la réflexion de l’auteur, s’est imposée dans ses travaux plus récents, et a forcé des réappréciations de vérités figées, notamment sur la place de la monnaie dans la société alto-médiévale (voir le chapitre 10, à comparer avec le 8).
On terminera en évoquant l’intérêt des pistes de recherche dans la conclusion, notamment sur les effets à long terme de la distribution de la terre alto-médiévale chez les aristocrates et dans les milieux monastiques et épiscopaux qui leur sont immédiatement connectés. Elles trouvent des échos dans une récente enquête collective sur les biens fiscaux en Italie, où on détecte la même intensité de mouvements fonciers entre aristocrates et/ou l’Église2. S’y pose aussi la question de la qualité de la gestion des terres données en honores, soulevée incidemment par l’auteur. On soulignera encore la pertinence de certaines d’entre elles pour les périodes plus tardives, celles où le réflexe cliométrique devient systématique. Or, malgré une incontestable »commercialisation«, il est faux d’affirmer que l’économie y est complètement désencastrée d’autres considérations, politiques, religieuses ou des rapports interpersonnels, comme par le prouvent les travaux de Martha Howell. L’organisation du marché des subsistances témoigne de ces déchirements entre des logiques contraires. Une prise en compte de ces dimensions non-smithiennes des échanges enrichirait l’histoire économique de l’Ancien Régime dans son ensemble, quitte à en reconnaître, comme l’écrirait Feller, l’insigne »complexité«.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Alexis Wilkin, Rezension von/compte rendu de: Laurent Feller, Richesse, terre et valeur dans l’occident médiéval. Économie politique et économie chrétienne, Turnhout (Brepols) 2021, 347 p., 8 tab. en n./b., 2 cartes en coul. (Collection d’études médiévales de Nice [CEM], 19), ISBN 978-2-503-598123, EUR 70,00., in: Francia-Recensio 2023/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99799