Le titre de cet ouvrage semble paradoxal: comment Bède, un moine du VIIIe siècle, pénétré de vie ascétique et d’une profonde culture chrétienne, pourrait-il avoir un lien quelconque avec le »racisme anglais«? Et d’ailleurs n’y aurait-il pas une forme d’anachronisme à rapprocher Bède et cette notion apparemment récente, puisque les dictionnaires, en français comme en anglais, n’enregistrent le mot qu’à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle?
L’auteur a parfaitement conscience de ce paradoxe sur lequel il construit son livre en examinant les définitions du racisme et les origines les plus lointaines de cette idéologie, notamment dans la Bible. Il a parfaitement conscience aussi du caractère très actuel de cette notion de racisme et il évalue soigneusement le vocabulaire. Il rappelle l’étymologie du mot »race« en anglais, à partir de l’italien razza lui-même issu du latin ratio ou même peut-être de generatio en forme abrégée. En français ce mot a bien sûr la même origine, mais on pourrait y ajouter un jeu de mots propre au français. À la fin du XVIe siècle, l’humaniste Étienne Pasquier s’en prend aux jésuites en suggérant d’en extirper »et la race et la racine«. Pasquier jouait en effet sur deux mots qui semblent faire écho et ont pourtant des étymologies distinctes. Mais W. T. Foley va bien au-delà du XVIe siècle avec Bède. Il s’attaque au vocabulaire latin de l’»Histoire ecclésiastique du peuple anglais«. C’est le mot gens – dans le titre même – qui peut, selon lui, être traduit par race. L’auteur ne fait pas référence à I Pierre 2, 9, genus electum, regale sacerdotium, gens sancta et adquisitionis populus, repris dans la liturgie (préface des dimanches du temps ordinaire). Certes ce verset ne figure pas dans l’»Histoire« de Bède, mais il se trouve ailleurs chez Bède, dans l’homélie 55 »In Natale Divae Mariae Virginis«. Dans ce cas genus est généralement traduit par »race« et gens par »nation«.
Venons-en, comme l’auteur, à l’»Histoire du peuple anglais«. Trois grands ensembles de récits sont étudiés de près: premièrement les relations entre Augustin de Cantorbéry et les Bretons, deuxièmement la conversion du roi Edwin et des Northumbriens, troisièmement le synode de Whitby en 664.
Augustin de Cantorbéry est un personnage central de cette »Histoire ecclésiastique«, il est ce moine romain envoyé par Grégoire le Grand à la tête d’une équipe d’autres moines pour évangéliser les Anglais. Il est le lien direct entre une nouvelle Église et le pape Grégoire, dont la sainteté émerge justement à partir de l’Angleterre. Augustin ne peut ignorer que les voisins des Anglais païens sont des Bretons chrétiens. Or une lecture assez habituelle souligne la présentation péjorative des Bretons par Bède. Bien que chrétiens, ils refusent de transmettre l’Évangile aux Anglais qui sont leurs ennemis. La première rencontre entre Augustin et les évêques des Bretons, la rencontre du »chêne«, est une sorte de compétition sacrée: les évêques bretons sont incapables de guérir un aveugle par leurs prières, mais quand Augustin, à son tour, se met en prière, il obtient le miracle. Il manifeste clairement qu’il est le détenteur du sacré légitime, seul capable d’ouvrir les yeux du corps et de l’âme vers Dieu. Les Bretons sont certes impressionnés mais demandent une deuxième rencontre, au cours de laquelle Augustin ne se lève pas de son siège à leur arrivée. Alors les Bretons refusent de reconnaître son autorité. Augustin prédit alors le massacre des Bretons. De fait, quelques années plus tard, lors de la bataille de Chester, les Bretons sont entièrement anéantis par le roi anglais païen Aethelfrith.
Le deuxième grand événement est la conversion du roi Edwin, marquée par le récit d’une assemblée de grands autour du roi au cours de laquelle un conseiller du roi développe la »fable« du moineau. C’est aussi dans ce contexte que se déroule une autre assemblée sur le site d’Ad Gefrin ou Yeavering, un site découvert de nos jours grâce à l’archéologie aérienne. On ne voit pas du tout en quoi cette conversion du roi Edwin aurait un aspect »raciste« ou »racial«, mais l’auteur fait le lien avec un récit concernant le pape Grégoire le Grand: passant sur le marché aux esclaves à Rome, le pape aperçoit des esclaves d’une grande beauté, blancs et blonds; comme il demande d’où ils viennent on lui répond qu’ils sont anglais, ce sur quoi Grégoire reprend, non Angli sed angeli, puis on lui précise qu’ils proviennent d’un royaume de Northumbrie.
Enfin, troisième grand événement, le synode de Whitby marque l’adoption du comput romain pour la date de Pâques par le roi de Northumbrie contre la pratique des Irlandais. Dans ce dernier cas, on comprend qu’il y a un clivage net entre Anglais et Irlandais. Ce qui est remarquable dans ce livre, c’est que tous ces épisodes très connus sont repris avec une méthode d’analyse littéraire très soigneuse qui met en évidence la complexité et la subtilité de l’écriture de Bède. Certes les Bretons sont souvent présentés de manière péjorative et pourtant certains d’entre eux peuvent aussi manifester les qualités suprêmes de la vie ascétique et monastique. Le cas des Irlandais est mieux connu; on sait que Bède leur témoigne un grand respect et une grande admiration, même s’ils peuvent aussi être appréhendés dans un clivage »ethnique« ou »racial«. En réalité, il faut dépasser l’impression première d’anachronisme pour constater que ce livre croise habilement plusieurs approches, une approche historiographique qui souligne notamment les lectures »nationalistes« ou »racistes« des »Anglo-saxonistes« de l’ère victorienne, une approche proprement littéraire nourrie de critique biblique, d’intertextualité, de morphologie narrative, une approche comparatiste entre des idéologies d’époques différentes, et une approche historique plus classique.
Au final, même si la conclusion ultime n’est peut-être pas entièrement convaincante, il reste un livre bien informé, passionnant de bout en bout, qui démontre l’exceptionnelle qualité de l’écriture de Bède précisément à partir des interrogations soulevées par le texte et des paradoxes suscités par le comparatisme.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Bruno Judic, Rezension von/compte rendu de: Wiliam Trent Foley, Bede and the Beginnings of English Racism, Turnhout (Brepols) 2022, 221 p. (Studia Traditionis Theologiae, 49), ISBN 978-2-503-, EUR 65,00., in: Francia-Recensio 2023/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99800