B. Jussen a entrepris de présenter l’histoire de l’Europe »postromaine« à partir de sept »signes d’histoire« (Geschichtszeichen), syntagme élaboré par Kant et repris de diverses manières dans les temps récents, notamment par Heinz-Dieter Kittsteiner. En pratique, ces signes sont des images. L’ouvrage est organisé en sept dossiers construits chacun autour d’une image censée fournir un signe hautement significatif. Ce volume présente donc une perspective iconographique marquée, mais le choix de ces images et les très copieux commentaires en font un livre d’histoire au sens propre.

Le premier dossier (»La tombe de la tourterelle«) est conçu autour d’une peinture murale qui se trouve à Rome, dans la catacombe de Commodilla, qui représente une Vierge à l’Enfant entourée des saints Felix et Adauctus, dont les restes reposent à peu de distance, ainsi que la donatrice, une dénommée Turtura, inhumée sous la peinture et à qui est consacrée une longue inscription latine. Cette épitaphe loue la personne d’être demeurée veuve trente-six ans après la mort de son mari, sans s’être jamais remariée, ce qui en fait une »vraie tourterelle«. La peinture date des années 530, et B. Jussen s’emploie à montrer qu’on est là devant l’expression d’un idéal social inverse de celui de la société romaine »classique«, puisque le veuvage apparaît désormais comme un titre de gloire. L’auteur profite de la circonstance pour mettre en lumière la transformation révolutionnaire qu’illustre cette image, disparition de la patria potestas et du culte des ancêtres, et triomphe de la monogamie stricte. En fait, la fin du système romain se traduit fondamentalement par une restructuration intégrale du système de parenté, restructuration longtemps ignorée ou considérée comme secondaire, mais aujourd’hui mieux mise en lumière. »Cette tombe est une des premières manifestations de la mise en place d’une parenté centrée sur le mariage« (i. e. l’alliance). En contrepoint, B. Jussen rappelle les principes de la parenté romaine, centrée sur les ancêtres agnatiques.

Le deuxième dossier (»Le cadeau d’Oreste«) commente un diptyque consulaire, cadeau de l’aristocrate Rufius Gennadius Probus Orestes, de vieille souche romaine, désigné pour l’antique magistrature consulaire en l’an 530 (ivoire conservé au Victoria and Albert Museum de Londres). Il s’agit là au contraire d’un des tous derniers exemplaires de cette série d’objets, qui étaient censés manifester la gloire de la Rome impériale en l’un de ses représentants les plus officiels. L’image est construite autour de celle du personnage, muni de tous les attributs de la puissance consulaire et entouré des figures de Rome et de Constantinople et des potentats ostrogothiques Athalarich et Amalaswintha. Il s’agit là d’une relique au sens propre, un résidu anachronique d’un ordre disparu depuis longtemps.

Le troisième dossier (»La vraie image du Seigneur«) est bien plus long et complexe. Dans cette partie, B. Jussen s’emploie à montrer de manière concrète la divergence fondamentale entre Byzance et l’Occident à propos de la signification des images, qui est apparue en pleine lumière au tournant des VIIIe et IXe siècles. Les intellectuels de la curia de Charlemagne ont alors réfuté vertement les arguments des Grecs à propos de la valeur et du traitement cultuel des diverses images de la divinité ainsi d’ailleurs que des saints. La thèse de B. Jussen est que Charlemagne »libéra« définitivement peintres, dessinateurs et sculpteurs de toute contrainte institutionnelle en réduisant à peu de choses le rôle et la signification de ces images. Contredisant ainsi frontalement l’affirmation, courante depuis le XIXe siècle, de l’autonomisation de l’art à partir de la Renaissance et du triomphe de la bourgeoisie.

À Byzance, l’image »vraie« ou »authentique« du Christ fut directement associée à la puissance impériale, ce qui ne fut pas le cas en Occident. En fait, cette association n’apparut qu’assez tardivement, pas avant la fin du VIe siècle, jusque-là les basileis continuèrent d’utiliser des mises en scène directement héritées de la tradition impériale classique, en particulier les représentations équestres de l’empereur. Mais à partir des années 580, les basileis associèrent méthodiquement leur image à celle de la Vierge et à celle du Christ. L’icône du Christ qui apparut au monastère Sainte-Catherine du Mont Sinaï s’imposa au VIe siècle comme l’image »authentique« du Christ: il s’agissait, contre une tradition qui représentait le Christ sous des traits nettement proche-orientaux, d’une reprise de figures grecques, notamment de Zeus. Dès lors, le culte des images et celui de l’empereur se trouvaient associés étroitement. En Occident au contraire, les divers potentats n’entreprirent à aucun moment d’associer leur image à celle des personnes divines. Mieux: au milieu des années 790 les clercs de l’entourage de Charlemagne rédigèrent un long traité (»Libri carolini«) dans lequel était réfutée toute valeur cultuelle aux images. Comme le résume B. Jussen, l’attitude des Grecs aboutissait à une »stabilisation de la tradition«, tandis que celle des occidentaux invitait à un »dépassement de la tradition«, ce qui ouvrit la voie à un renouvellement quasi constant des modes d’expression. L’image était réduite à un ornamentum, il ne pouvait être question d’images »non faites de main d’homme«.

Complémentairement, B. Jussen rappelle qu’en Occident l’intérêt pour la tradition antique des statues équestres ne disparut nullement: Charlemagne fit transporter de Ravenne à Aix-la-Chapelle une statue équestre, sans doute celle de Théodoric, et la fit placer au centre de la cour du palais impérial. Il s’agissait là du point de départ d’une longue tradition, celle des images de potentats à cheval, que l’on retrouve encore sur les monnaies et les sceaux de la fin du Moyen Âge. Les potentats laïcs se glorifiaient en dehors de tout usage de symboles ecclésiastiques.

Le dossier suivant (»Le dessin du très suave Gozbert«) part d’une image mille fois trop célèbre, le plan de Saint-Gall. B. Jussen souligne qu’il ne s’agit en aucune manière d’un plan, mais d’une forme graphique d’expression poétique, le grand parchemin étant couvert d’inscriptions destinées à définir la structure idéale, »politisch, administrativ, moralisch, ontologisch«. La forme même paraît liée aux techniques de mémorisation par figures spatiales; B. Jussen retient plusieurs thèmes: l’absence de mur du monastère, les oblats, le dortoir et le réfectoire, le cloître, le temple et l’accumulation d’autels, la prolifération de personnages portant le nom de »Gozbert«. Le nombre des autels est lié à la transformation progressive de la signification de la messe, de plus en plus liée à des pratiques et à des tarifs d’expiation, et prenant une valeur croissante de »sacrifice«. L’ouverture du monastère sur le monde se manifeste de multiples manières, qui sont autant de canaux d’influence du monastère et de son rôle structurant. L’évolution ultérieure passa d’abord par Cluny, puis par le déplacement progressif du centre de gravité de la vie consacrée vers les villes.

Le cinquième chapitre (»Le rabot de la concorde«) tourne autour de la fresque du »bon gouvernement« du palais communal de Sienne. Cette vaste peinture, réalisée par Ambrogio Lorenzetti entre 1337 et 1339 oppose symboliquement l’état de paix et l’état de guerre. Du côté de la paix, une série de figures représente les vertus propres à l’idéal républicain qui anime toute la composition. En face de la Tyrannie, la vertu de Concorde représente la vertu républicaine d’égalité. La Concorde porte sur ses genoux un énorme rabot (en français une varlope, en allemand eine Raubank), outil qui sert principalement aux charpentiers à dégauchir les poutres ou les planches, c’est-à-dire à en égaliser et à en polir la surface. La signification en est claire: juste à la gauche de la Concorde apparaît une longue file de citoyens de Sienne tous exactement de même taille et vêtus de semblable manière. La Concorde repose sur la force de la justice, le cas échéant sur la violence de ses exécutants. Généralisant son analyse, B. Jussen reprend la longue histoire des conjurations médiévales (depuis le VIe siècle), mouvements souvent ponctuels mais toujours formés par des associations d’égaux, qui ont connu leur apogée aux XIIe et XIIIe siècles, et survécu durant un temps variable. Une des dernières figures de cette fierté urbaine étant les statues géantes des »Roland« des villes d’Allemagne du Nord à la fin du XIVe et dans le cours du XVe siècle.

Le sixième dossier, très long, est consacré à divers aspects iconographiques d’une évolution des modèles de parenté aux XVe et XVIe siècles. La première question est celle de la valeur du veuvage indéfini. B. Jussen reprend ici l’image de la tourterelle évoquée dans le premier dossier. Cet oiseau fut durant tout le Moyen Âge un symbole courant de chasteté et de fidélité totale. Mais dès le XIVe siècle des voix discordantes se firent entendre. Au XVIe, on voit apparaître des images dont la configuration même tend à délégitimer les vertus en question. La signification pouvait en être subversive, si tant est que l’ecclesia était elle-même la veuve éternellement fidèle de son époux mort sur la croix. B. Jussen fait ici usage de la considérable popularité, à partir de la fin du XVe siècle, de diverses versions du récit dit »de la matrone d’Éphèse«, dont la première version se lit chez Pétrone; il met en rapport ce succès avec l’évolution de la conception du mariage et du remariage à la fin du Moyen Âge. Dès le XIIIe siècle, l’histoire romaine connut une certaine popularité, mais traitée de deux manières opposées, positivement et négativement.

Le second point examiné est celui de la signification du succès, également à la fin du XVe siècle, du culte de sainte Anne. La sainte, représentée entourée de ses trois maris et de sa nombreuse progéniture, apparaît comme une mise en valeur du remariage. Cependant les théologiens catholiques organisèrent sans trop tarder une controffensive, qui aboutit à supprimer de l’histoire les remariages de sainte Anne.

Le troisième point est constitué par l’analyse du succès des arbres généalogiques à partir de la fin du XVe siècle. À ce moment-là, les Habsburg (Frédéric III) s’employèrent à renforcer leur légitimité en se posant comme les héritiers directs des Babenberg, et pour ce faire publièrent de grands arbres généalogiques. La version imprimée reproduisait une vaste peinture murale installée à Klosterneuburg au-dessus du tombeau de saint Léopold. Antérieurement à cette époque, les schémas de parenté, de plusieurs types, n’avaient pour usage que de permettre de définir la situation relative des individus liés par la parenté en fonction du degré de consanguinité. D’un autre côté, une tout autre image, l’»Arbre de Jessé«, apparue au XIIe siècle, connut à la fin du Moyen Âge un considérable succès.

De la simultanéité de ces nouvelles popularités B. Jussen déduit l’apparition de conceptions de la parenté pour le moins en concurrence avec la conception ecclésiastique classique depuis les Pères de l’Église.

Le dernier dossier (»Adam de Holbein le Jeune«) s’organise autour d’un tableau conservé à Edinburgh, représentant »la loi ou la grâce«; attribuée d’abord à un artiste de second rang, Michael Ostendorfer, l’œuvre a été restituée à son véritable auteur par l’historien Fritz Grossman, un des nombreux savants allemands chassés par les nazis. Sans doute peint en 1535 dans l’Angleterre en pleine fièvre réformatrice, il constitue une sorte de manifeste de la nouvelle iconographie protestante. Le tableau est organisé en deux parties où figurent, de manière simplement juxtaposée, divers thèmes de l’Ancien Testament (à gauche) et du Nouveau (à droite). Le tableau évite toute narrativité et utilise exclusivement des thèmes bibliques bien identifiables. L’homme qui siège au centre est accosté par Isaïe et Jean-Baptiste qui lui proposent les deux Testaments, clairement liés l’un à la mort, l’autre à la résurrection. On n’y trouve bien entendu strictement rien qui fasse allusion aux saints ou au clergé. B. Jussen rapproche cette image du tableau contemporain de Lukas Cranach, »Hercule à la croisée des chemins«. Sur le tableau d’Holbein, l’homme au centre apparaît incertain et tourmenté, le sens des objets est donné explicitement par des inscriptions de caractère clairement didactique. Une version iconographiquement très proche sortie de l’atelier de Cranach comporte elle, à la partie inférieure, une longue inscription explicative. Bien entendu les milieux catholiques répondirent par des compositions symboliques analogues, mais où triomphait la grâce distribuée par l’Église et ses représentants.

Le livre de Bernhard Jussen est particulièrement agréable à lire, dans une langue classique qui permet une expression claire. Il témoigne d’une solide érudition et propose des analyses dont l’intelligence et la finesse forcent l’admiration. C’est un bon et grand livre.

Bien entendu, il peut susciter la discussion, à divers plans. Je passe ici sur l’introduction et la conclusion, qui n’ont quasiment aucun rapport avec la matière du livre (heureusement). L’auteur affirme lui-même que son livre est une »provocation«. C’est probablement vrai dans une perspective allemande, cela l’est bien moins pour un Français. Il est indéniable que l’on ne retrouve nulle part les thèmes de prédilection de l’historiographie allemande, le droit, les institutions, l’État, les nations et les guerres. Il est particulièrement positif que B. Jussen ait choisi une perspective longue, faisant débuter l’histoire »postromaine« au VIe siècle et l’étendant jusque à la fin du XVIe sinon au début du XVIIe siècle. Et cela est d’autant plus louable qu’il n’hésite pas à montrer une rupture aux deux extrémités, ce qui en effet irritera bien des lecteurs traditionalistes. On peut souligner également le choix de passer directement des années 830 aux années 1330, donc de consacrer de facto le livre d’un côté à la période de mise en place, et de l’autre aux dérèglements qui aboutirent à la disparition du système. Ceci dit, B. Jussen ne cherche nulle part à justifier le choix des sept thèmes qui constituent la matière de son livre, thèmes dont on peut se demander dans quelle mesure leur ensemble permet une approche cohérente de l’histoire de l’Europe médiévale, et qui peuvent, chacun, susciter de copieuses discussions.

Je n’ai malheureusement pas la place ici de me livrer à de telles discussions. Je me borne à signaler deux points. B. Jussen attribue à Charlemagne et à son entourage la »libération« des artistes médiévaux. Je serais pour ma part tenté d’attribuer à ce groupe d’aristocrates austrasiens un rôle plus limité de mise en ordre et de synthèse de l’évolution antérieure. Comme l’a montré clairement Wolfgang Kemp1, toutes les bases de l’iconographie médiévale étaient bien posées au plus tard dans le courant du VIe siècle. L’opposition entre l’évolution en Occident et celle de Byzance est celle de l’opposition entre un système dirigé et dominé par les évêques et un système impérial où les évêques étaient réduits à un rôle de fonctionnaires subalternes. S’agissant du dossier n° 6 (l’évolution des représentations du système de parenté à la fin du Moyen Âge), j’aurais plutôt tendance à poser le problème en termes de relation et d’opposition entre parenté charnelle et parenté spirituelle. L’apparition au XIIe siècle et la marche triomphale de l’»Arbre de Jessé« jusqu’aux années 15302 traduisirent avant tout le poids croissant de la parenté spirituelle et son rôle de plus en plus important dans la structure sociale; évolution qui n’est qu’un aspect d’une transformation bien plus générale de l’Occident à la fin du Moyen Âge, le basculement de tous les équilibres en faveur des relations spirituelles, i. e. la spiritualisation progressive de l’ensemble des relations sociales. Évolution qui n’était que la transcription de la prise de contrôle de plus en plus complète de l’ensemble des relations sociales par l’ecclesia. Il n’y a pas de contradiction entre les effusions mystiques et la glorification de la chair spiritualisée que manifeste la parenté de sainte Anne.

B. Jussen voulait sortir des ornières de l’historiographie germanique, son ouvrage est propre à susciter d’abondantes discussions, c’est bien le signe de la réussite totale du projet.

1 Wolfgang Kemp, Christliche Kunst. Ihre Anfänge. Ihre Strukturen, München 1994.
2 Anita Guerreau-Jalabert, L’Arbre de Jessé et l’ordre chrétien de la parenté, dans: Dominique Iogna-Prat, Éric Palazzo, Daniel Russo (dir.), Marie. Le culte de la Vierge dans la société médiévale, Paris 1996, p. 137–170.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Alain Guerreau, Rezension von/compte rendu de: Bernhard Jussen, Das Geschenk des Orest. Eine Geschichte des nachrömischen Europa 526–1535, München (C. H. Beck) 2023, 540 S., 50 Abb., ISBN 978-3-406-78200-8, EUR 44,00., in: Francia-Recensio 2023/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99806