Comme l’indique son sous-titre, l’objectif de ce volume de 409 pages est d’examiner à nouveaux frais et de tirer les fils du rôle joué par Herbert Grundmann (1902–1970) dans l’approche historienne de la religiosité médiévale et, plus spécifiquement, de certains groupements, vecteurs d’un profond renouvellement des expériences religieuses que l’historien désigna, dans un ouvrage de 1935, comme autant de mouvements religieux (Religiöse Bewegungen). Cet objectif est fermement défini par les deux curatrices dans un premier chapitre, en guise d’introduction, auquel fait écho le chapitre 2 consistant en un essai sur Grundmann lui-même et ses positions à l’égard du contexte religieux et politique (le nazisme) de son temps: l’ensemble fait preuve d’une très remarquable profondeur historiographique et fournit l’arrière-plan nécessaire en vue de relever le défi du volume, c’est-à-dire explorer d’autres voies que l’alternative binaire proposée par Grundmann, il y a près de quatre-vingt-dix ans, comme seule issue possible aux mouvements religieux, notamment féminins (ce qui justifie la très large place faite aux femmes dans le volume), à savoir d’un côté les ordres religieux ou, de l’autre, les sectes hérétiques.

Le volume se déploie ensuite en dix chapitres confiés à neuf chercheuses et un chercheur venant d’horizons divers, mais très majoritairement des États-Unis. Compte tenu des enjeux du volume, on s’étonnera d’emblée du peu de place accordée non pas tant à l’historiographie française, en réalité très présente par l’intermédiaire des travaux cités, mais à l’historiographie italienne qui est assez marginalisée dans le volume alors même que l’ouvrage de Grundmann fut publié en italien dès 1974 et eut une notable influence sur des travaux fondateurs (comme ceux d’Anna Benvenuti Papi) presque totalement passés sous silence. Mais il y a là un écueil qui dépasse le cas précis de ce volume, au demeurant particulièrement ouvert. Une bibliographie commune et un index des noms de personnes, des lieux et de quelques notions bien choisies viennent compléter cet ouvrage d’une remarquable cohérence.

Certains rares articles, comme celui d’Amanda Power sur François d’Assise et la vita religiosa, adoptent le point de vue surplombant d’une historiographie au-dessus de la mêlée qui n’affronte guère les sources pour relever le beau défi proposé par les curatrices. Les autres identifient un fil conducteur thématique ou un dossier précis pour structurer leur relecture des propositions de Grundmann ou en explorer les silences. Sita Steckel s’efforce ainsi de traquer tous azimuts les accusations d’hypocrisie portées contre les diverses expériences religieuses des XIe aux XIIIe siècles, comme un fil rouge pour approcher la pluralité et l’ampleur chronologique des débats sur les formes authentiques de vie religieuse au sein de la société chrétienne occidentale, mais aussi la perception du déclin de la fin du Moyen Âge. De même, Anne E. Lester part du dossier de Mahaut de Courtenay comtesse de Nevers (v. 1188–1257), très précisément maîtrisé, pour interroger et démontrer, en particulier à la lumière du rôle des femmes, les rapports entre mouvements religieux et croisades, laissés de côté par Grundmann, à la différence de ses contemporains Carl Erdmann (1898–1945) ou Paul Alphandéry (1875–1932). Quant à Neslihan Senocak, elle prend comme point de départ la »religiosité associative« pour montrer comment les confréries représentaient la principale forme d’association religieuse et la quintessence de la vie apostolique, par-delà la pauvreté et la prédication que H. Grundmann identifiait pour sa part comme les principaux piliers de la vie apostolique.

Les six derniers chapitres font le choix d’explorer des mouvements religieux spécifiquement féminins. Sean L. Field s’intéresse à la thèse de Grundmann sur le contexte de production d’une littérature religieuse en prose vernaculaire et le lien organique entre l’apparition de cette littérature et les communautés féminines informelles liées aux frères mendiants. Il démontre, sur la base de dossiers très documentés et qu’il connaît à la perfection (Agnès d’Harcourt, Felipa Porcelet, Marguerite d’Oingt, Marguerite Porete), que, si cette affirmation reflète bien la situation dans les espaces germaniques, elle mérite d’être corrigée dans d’autres régions comme la France (ou l’Italie), sans perdre pour autant sa force d’explication.

Tanya Stabler Miller part, quant à elle, des sermons de Robert de Sorbon (1201–1274), notamment les très fameux sermons aux béguines, pour mettre en évidence la figure d’un clerc séculier et, autour de lui, d’un milieu de clercs séculiers liés à l’université, très favorables à l’encadrement pastoral des béguines, ces femmes qui, par d’autres voies que le conflit universitaire entre séculiers et réguliers, mettent en cause la notion même de religio. Le milieu des béguines, de Prague cette fois, est le fil rouge du chapitre de Jana Grollová: l’adoption d’une chronologie ample, englobant le XVe siècle et les guerres hussites, lui permet de souligner sur la longue durée les liens organiques, et trop peu explorés, entre mouvement féminin et forme de vie religieuse de la ville, non seulement dans les domaines mieux connus de la prédication ou de la littérature vernaculaire, mais aussi dans ceux, rarement connectés ouvertement aux mouvements féminins, de la réforme entendue en termes théologiques et politiques.

Le contexte spécifique des derniers siècles du Moyen Âge et de la première modernité sert de toile de fond à l’étude d’Alison More sur les Sœurs grises, dont elle s’efforce de dépasser l’image simpliste d’une branche sans histoire du Tiers-Ordre franciscain, en soulignant la complexité de l’iter canonique de leur institutionnalisation, signe des enjeux soulevés par la régularisation du statut des mouvements religieux féminins. Les cercles féminins romains gravitant autour de Marguerite Colonna (†1280) ne sont guère en reste de ce point de vue, à en croire l’essai de Leslie Knox: l’échec de la canonisation de Marguerite, en dépit de la vigueur de son charisme et de la force des ambitions dynastiques de sa famille, souligne la difficulté à définir un cadre institutionnel adapté à la forme de piété active typique de la religiosité romaine qu’elle incarne, et ce en dépit des récupérations postérieures au profit de la mouvance franciscaine.

C’est enfin au rapport entre religiosité féminine et hérésie que s’intéresse Janine Larmon Peterson dans un chapitre au sous-titre trompeur (»Why Women Never Became Heresiarchs«) puisqu’il laisse planer le doute d’une approche essentialiste de l’hérésie, qui n’est pourtant pas de mise dans l’article. À partir de divers dossiers rapidement balayés, allant du cas milanais de Guglielma et de ses disciples (bien connu grâce à l’édition par M. Benedetti des documents des procès inquisitoriaux) à celui languedocien de Na Prous Boneta (†1328), condamnée comme disciple de Pierre de Jean Olieu, il s’agit de réfléchir aux biais genrés de la désignation comme »hérésiarques« des responsables des mouvements que l’institution ecclésiale qualifie d’hérétiques, ce qui a pour conséquence de contribuer à invisibiliser le rôle des femmes dans les mouvements religieux poursuivis comme hérétiques.

On dispose, en définitive, d’un recueil de grande qualité, qui ne sera sans doute accessible qu’à un public doté d’une préparation solide, auquel il propose des pistes très stimulantes pour relire H. Grundmann à la lumière des travaux récents sur l’extrême diversité et fluidité des formes de vie religieuse.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Cécile Caby, Rezension von/compte rendu de: Jennifer Kolpacoff Deane, Anne Elisabeth Lester (ed.), Between Orders and Heresy. Rethinking Medieval Religious Movements, Toronto (University of Toronto Press) 2022, 430 p., 7 fig., ISBN 978-1-4875-0241-6, CAD 95,00., in: Francia-Recensio 2023/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99809