En français, dans un contexte militaire, le terme de »déception« revêt désormais un nouveau sens, calqué sur l’anglais: une opération de »déception« est destinée à tromper l’ennemi pour obtenir sur lui un avantage, stratégique ou tactique. Depuis la guerre de Troie et le fameux cheval de bois que les Troyens firent imprudemment rentrer dans leur ville, nombreux sont, dans l’histoire, les exemples de ruses de guerre. James Titterton concentre son attention sur la période du Moyen Âge central, de l’an mil au début du XIVe siècle et, du point de vue géographique, sur la partie de l’Europe occidentale qu’il définit comme fortement influencée par la culture et la langue françaises: en dehors du royaume de France, l’Angleterre, conquise par les Normands en 1066, et les anciens Pays-Bas, auxquels il ajoute la Sicile et les États francs de Terre sainte.
Ces régions présentent en effet plusieurs traits communs: y domine la figure du chevalier, homme d’armes combattant à cheval et porteur de certaines valeurs; dans le paysage, c’est le château qui retient l’attention, surtout du point de vue de l’historien de la guerre. Dans ce monde, les chroniques offrent un ensemble de sources relativement cohérent, écrites d’abord en latin puis, de plus en plus, en français. Leurs auteurs, bien sûr, s’inspirent parfois de la lecture des sources antiques qu’ils ont à leur disposition (histoires ou traités sur la guerre, comme ceux de Végèce ou de Frontin), et il n’est pas rare qu’on trouve, à quelques siècles de distance, les mêmes épisodes plus ou moins fortement adaptés. En un sens, conclut le chapitre 1 consacré à l’étude des sources, il n’est guère possible d’atteindre les faits, mais bien plutôt la façon dont ils ont été présentés. Ce qu’on peut saisir, c’est donc la façon dont les chroniqueurs médiévaux imaginaient le déroulement des opérations militaires.
Les chapitres suivants détaillent les diverses ruses de guerre mises en œuvre par les guerriers du Moyen Âge; tout au long du livre, on peut se rapporter au copieux appendice récapitulant l’ensemble des épisodes repérés par l’auteur pour la période envisagée et classés par type de ruse (p. 207–244). Le chapitre 2 aborde la question de l’information (donner de fausses indications à l’ennemi, notamment sur les effectifs réellement déployés, ou chercher à en savoir plus sur les intentions du chef adverse). La surprise est au cœur du chapitre 3 (embuscades, attaques de nuit); la fausse fuite est traitée dans le chapitre 4 – tactique très fréquente, chez les Normands comme chez les autres, et d’ailleurs sans doute intemporelle. Comme le montre le chapitre 5, il est aussi tentant de tromper l’ennemi, en se faisant passer pour mort ou en adoptant le vêtement d’un paysan, voire en empruntant son cri de guerre – en Terre sainte, il arrive en une occasion que les musulmans disposent des cochons sur un bateau qu’ils ont pris aux chrétiens pour se faire passer pour leurs coreligionnaires avant de les attaquer.
Un des aspects particulièrement intéressants concerne le fait, pour un roi ou un grand personnage, de combattre de façon anonyme (Pierre II d’Aragon à la bataille de Muret) ou en ayant revêtu d’autres armoiries que les siennes (le duc de Bourgogne à Bouvines); se pose alors la question des conoissances, qui ne sont sans doute pas des armoiries, mais plutôt des signes de reconnaissance. Bien sûr, on peut chercher à acheter l’adversaire, avec des résultats contrastés (chapitre 6). Les serments qu’on prête peuvent être brisés; certains résistent à la tentation, d’autres y cèdent, sans qu’on puisse établir de règle générale (chapitre 7).
Les deux derniers chapitres abordent deux aspects complétant l’étude. Comment les chroniqueurs voient-ils les ruses de guerre qu’ils rapportent (chapitre 8)? Peu de jugements moraux: la tromperie fait visiblement partie des moyens jugés légitimes, et n’exclut nullement la bravoure; s’il s’agit de faire l’éloge d’un chef de guerre, un chroniqueur peut très bien vanter les ruses de guerre auxquelles celui-ci a eu recours. Très dense, le chapitre 9 (»Le caractère moral de la tromperie«) s’intéresse aux »autres«: les Grecs et les Sarrasins, bien sûr, mais aussi les peuples des îles Britanniques, Gallois, Écossais et Irlandais. Tous combattent différemment des chevaliers occidentaux, mais, s’ils sont globalement vus de manière négative, ils ne sont pas pour autant accusés d’avoir particulièrement recours aux ruses de guerre; seul leur est reproché, de manière récurrente, ne pas tenir les serments qu’ils prêtent.
Au total, le livre de James Titterton apporte de nombreux éléments sur la guerre telle qu’elle est pratiquée dans les siècles centraux du Moyen Âge ou, du moins, telle que les chroniqueurs la décrivent. Bien structurée, l’étude est substantielle. On peut se demander si l’inclusion des croisades était pertinente, tant les conditions dans lesquelles se déroulent les actions militaires sont alors différentes. Il aurait également été possible de se pencher davantage sur les recueils de miracles; seuls les »Miracles de saint Benoît« sont utilisés, avec parcimonie, et dans l’ancienne édition, imparfaite, d’Eugène de Certain, datant de 1858 (une nouvelle édition, avec traduction, a été publiée en 2019 par Annie Dufour et Gillette Labory). Comme le note l’auteur, les chansons de geste et autres récits ressortissant à la littérature chevaleresque pourraient également être mis à contribution.
Une réserve importante doit être faite. Puisqu’il s’intéresse à un espace qu’il définit lui-même comme »francophone« et dominé par la culture française, chrétienne et chevaleresque, on aurait pu s’attendre à ce que les historiens français soient abondamment cités. Ce n’est pas le cas. Dans la bibliographie, Philippe Contamine et Georges Duby n’apparaissent que pour un de leurs livres, dans une traduction anglaise. Michel Pastoureau n’est pas mieux traité: certes, deux de ses articles, de 1976 et de 1982 sont utilisés, mais son œuvre compte des dizaines de références sur le sujet. Dominique Barthélemy est complètement absent: manquent donc les livres et les études de l’historien qui a le plus réfléchi aux pratiques de la guerre féodale, ne serait-ce que dans son récent ouvrage, »La Bataille de Bouvines. Histoire et légendes« (2018); pour commenter l’épisode des »Miracles de saint Benoît« évoqué p. 101, il faudrait également mobiliser l’article de D. Barthélemy (»La milice de Bourges et sa défaite du 18 janvier 1038«, dans l’ouvrage dirigé par Jacques Paviot et Jacques Verger »Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur de Philippe Contamine« [2000], p. 71–81). Ne pas prendre en compte les historiens qui n’écrivent pas en anglais, quand on traite d’un sujet qu’ils ont pourtant abondamment travaillé, est incompréhensible.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Xavier Hélary, Rezension von/compte rendu de: James Titterton, Deception in Medieval Warfare. Trickery and Cunning in the Central Middle Ages, Woodbridge (The Boydell Press) 2022, 292 p., 5 fig., ISBN 978-1-78327-678-3, GBP 70,00., in: Francia-Recensio 2023/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99842