Le livre que présente Michele Tomasi, issu du mémoire de son habilitation à diriger des recherches (2017), était nécessaire depuis les expositions »Les Fastes du gothique. Le siècle de Charles V« (1981–1982) et »Paris 1400. Les arts sous Charles VI« avec celles qui ont eu lieu à Blois et à Dijon (2004). En effet, comment les contemporains ont-ils pu »écrire l’art« (et non »écrire sur l’art«), comment étaient perçus les arts? Ici, le modèle est le livre de Michael Baxandall, »Giotto and the Orators« (1971), traduit en français en 1989 sous le titre »Les Humanistes à la découverte de la composition en peinture, 1340–1450«. Ces contemporains sont représentés par les chroniqueurs (cf. ch. I: »Le choix des chroniqueurs«, p. 17–31) et il s’agit essentiellement de Jean Froissart et du »Religieux de Saint-Denis«, Michel Pintoin; l’auteur fait aussi appel occasionnellement à Christine de Pizan, à Pierre d’Orgemont, qui a contribué aux »Grandes Chroniques de France«, et à Jean Juvénal des Ursins avec sa »Chronique du règne de Charles VI«. Ceux-ci étaient proches des élites, mais se pose la question de leur fiabilité, qui peut être liée à leur présence ou non à tel ou tel événement.
Dans un premier temps (ch. II, p. 33–62), M. Tomasi s’intéresse à »la fonction sociale des œuvres«. La grande nouveauté dans la période étudiée est la multiplication des statues sur ou dans les bâtiments, mais »ce phénomène est presqu’entièrement passé sous silence«, ce qui n’est pas le cas de la sculpture funéraire ou des images religieuses. D’un autre côté, il est assez peu fait référence à la peinture, mais les chroniqueurs sont sensibles aux nouvelles pratiques de l’architecture, dans laquelle les puissants pouvaient engloutir de grosses sommes d’argent.
Cependant, dans la hiérarchie des arts, ce sont l’orfèvrerie et les textiles qui occupent les premières places (ch. III, p. 63–94). Les objets d’orfèvrerie étaient surtout des pièces de vaisselle, dont la valeur pouvait être évaluée immédiatement lors des présentations comme présents, Michel Pintoin insistant, de manière anachronique?, sur l’art (opus) et la matière (materia). Dans les textiles, on admirait aussi la matière (soie, draps et toiles de diverses origines). La tapisserie était employée comme outil diplomatique, pour décorer des lieux où se déroulaient des négociations ou comme cadeau diplomatique (celle de l’histoire d’Alexandre offerte à Bâyezîd semble une invention de Froissart1).
Après avoir montré l’intérêt des chroniqueurs pour divers arts, M. Tomasi analyse leur appréciation esthétique des arts (ch. IV, p. 95–128), au moyen du vocabulaire utilisé: beau, associé aux notions de richesse et de noblesse, mais pulcher est ignoré par Michel Pintoin; plaisir, gratus, qui va jusqu’à l’émerveillement, devant différents spectacles, notamment d’armées ou de flottes décorées de motifs héraldiques, sans oublier le son des instruments de musique; merveille et oubliance (synonyme de plaisir). Peut-on aller plus loin et saisir le plaisir esthétique des élites, faire la différence entre le plaisir d’un public ému par les célébrations éphémères et celui d’un public de connaisseurs, les grands qui prennent le temps d’admirer les réalisations artistiques et de goûter leur estrangeté?
Dans un dernier chapitre (ch. V, p. 129–150), M. Tomasi propose une double approche des textes: d’un côté, montrer la spécificité de la chronique du Religieux de Saint-Denis, qui manque d’homogénéité dans ses commentaires sur les œuvres d’art, qui vont en ordre décroissant au fil du texte, de l’autre procéder à des lectures croisées des relations des auteurs sur un événement particulier: les négociations de Leulinghem entre Anglais et Français en 1393, la libération des prisonniers de Nicopolis en 1397, le mariage d’Isabelle de France et Richard II d’Angleterre en 1396, enfin l’entrée de la nouvelle reine Isabeau de Bavière à Paris en 1389.
Dans ses conclusions (p. 151–164), l’auteur revient sur ses analyses et sur la nécessité de les poursuivre dans le XVe siècle. Suivent une bibliographie bien fournie et très utile (p. 165–186, avec une »sitographie« p. 187), la table des illustrations et un index.
Michele Tomasi nous offre un bel ouvrage dans lequel il donne des aperçus nouveaux sur la perception de l’art sous les règnes de Charles V et Charles VI. Cependant, il nous faut faire quelques critiques, qui visent l’édition elle-même. Il est inconcevable qu’un éditeur comme Brepols n’ait pas de relecteur: il y a un nombre important de coquilles (je ne peux en donner la liste ici, sauf une pour rétablir l’orthographe d’un nom, p. 180: Martine Chauney-Bouikkot est fait M. Chauney-Bouillot; de même p. 93 Nejedlý et non Najedly); des noms sont donnés directement en anglais et non en français: Lancaster pour Lancastre (p. 66), Volcan (mais en quelle langue?) pour Vulcain (p. 73), John of Gaunt pour Jean de Gand (p. 79 et 81), Thomas of Woodstock pour Thomas de Woodstock (p. 81), Henry of Bolingbroke pour Henri de Bolingbroke (p. 86).
En ce qui concerne les sources, l’auteur ne mentionne pas l’édition du Livre IV de Froissart par Alberto Varvaro (»Chroniques de France et d’Angleterre. Livre quatrième«, Bruxelles 2015). Quand les sources latines sont citées dans le texte, il aurait été plus agréable pour le lecteur qu’elles fussent mises en italiques (en suivant la règle française), et aussi pour l’aider (de moins en moins connaissent le latin), il aurait été bon de donner la traduction des citations du Religieux de Saint-Denis, quitte à corriger celle de Bellaguet.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jacques Paviot, Rezension von/compte rendu de: Michele Tomasi, Écrire l’art en France au temps de Charles V et Charles VI (1360–1420). Le témoignage des chroniqueurs, Turnhout (Brepols) 2022, 199 p. (Les Études du RILMA, 12), ISBN 978-2-503-59588-7, EUR 55,00., in: Francia-Recensio 2023/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99843