La dizaine d’auteurs réunis ici propose un véritable livre collectif – et non une collection de chapitres individuels – issu d’une branche du programme ERC »Social Cohesion, Identity and Religion in Europe (400–1200)« mené par Walter Pohl (Vienne). Il s’agit là d’une véritable synthèse, appuyée sur de nombreuses études de cas, dont la publication en langue anglaise, accompagnée d’un appendice de présentation des sources écrites, d’un glossaire, d’une riche bibliographie de 38 pages et agrémentée de 22 cartes, rendra de grands services à tous ceux qui souhaitent connaître l’état de la recherche sur la question des communautés locales dans le haut Moyen Âge.

Le livre est divisé en huit chapitres dont les deux premiers dressent un état des lieux historiographiques (»Questions to Pursue«, p. 1–18) et une présentation du cadre géographique et politique de l’Europe entre 750 et 1050 (»Setting the Scene«, p. 19–51). Le premier chapitre insiste très utilement sur les grandes différences de tradition historiographique suivant les pays européens sur cette question des sociétés rurales du haut Moyen Âge qui, la plupart du temps, sont définies surtout par contraste avec les sociétés villageoises de la fin du Moyen Âge, disposant de réelles communautés constituées. Le focus adopté par les auteurs concerne avant tout les interconnexions entre les hommes et les femmes qui vivent côte à côte: les »voisins«, et ceux qui sont extérieurs: les »étrangers«, dans le cadre de sociétés définies par convention comme »locales« dès lors que ces relations n’excèdent pas un rayon de 10 km autour de la localité considérée. On parlera de »micro-région« pour un rayon de 30 km.

Les questions posées sont nombreuses et ont souvent été utilement renouvelées par l’apport de l’archéologie qui figure en bonne place dans la réflexion: existait-il une conscience d’appartenir à un groupe dès lors qu’on résidait en un même lieu? La coopération nécessaire à de nombreux travaux agricoles créait-elle des liens pérennes entre les membres du groupe ou cette idée relève-t-elle de la nostalgie des sociétés post-industrielles pour un monde qu’on imagine solidaire et harmonieux? Comment de tels groupes géraient-ils la diversité? Quels étaient les motifs d’inclusion et d’exclusion? Enfin quelle était la forme de ces espaces de résidence: un habitat aggloméré ancêtre du »village«? un réseau de hameaux? Ou encore un habitat principal avec des hameaux et des fermes isolées? À l’échelle européenne, il ne peut y avoir de réponse unique à de telles questions et tout le propos du livre est de montrer la diversité des situations à l’échelle des sociétés locales.

Les chapitres 3 et 4 proposent une réflexion sur le groupe lui-même et la manière dont il se constitue: »The Fabric of Local Societies: People, Land and Settlement« (p. 52–85) et »Making Groups: Collective Action in Rural Settlement« (p. 86–119). Au-delà de caractères communs: des bâtiments souvent en matériaux périssables, des groupements d’habitats assez lâches, un vaste saltus dont on tire de nombreuses ressources, une église signalant la présence de Dieu, c’est quand même la diversité qui domine, notamment en ce qui concerne le statut socio-économique des habitants et leurs liens de dépendance qui varient suivant les régions, les groupements d’habitat, voire suivant les fermes elles-mêmes. En outre, ces sociétés se transforment avec le temps mais rarement de manière linéaire: ce sont donc des sociétés dynamiques et contrastées et non pas »primitives« et caractérisées par la stagnation. Il est en revanche beaucoup plus difficile de déceler des traces d’actions collectives qui semblent n’avoir été qu’occasionnelles et, exception faite des communautés rurales de Bretagne qui montrent avoir eu un sens aigu de leur identité propre, on n’a guère l’occasion de constater l’existence d’un »Wir-Gefühl«.

Les chapitres 5 et 6 focalisent l’attention sur les personnages de ces sociétés locales qui sortent de l’ombre documentaire: »Shepherds, Uncles, Owners, Scribes: Priests as Neighbours in Early Medieval Local Societies« (p. 120–149) et »Interventions in Local Societies: Lower Office Holders« (p 150–180). On y retrouve la place prééminente du prêtre au sein de ces communautés rurales, déjà affirmée dans un autre ouvrage1: au-delà de leur mission pastorale, ils appartiennent à la fois au milieu local ou micro-régional par leurs liens familiaux et à la hiérarchie ecclésiastique qui les met en relation avec l’évêque à l’échelle régionale. Ils sont aussi le plus souvent eux-mêmes propriétaires fonciers. Enfin, les services qu’ils rendent à la communauté sont liés à leur niveau d’éducation: ce sont eux qui rédigent les chartes ou écrivent les lettres pour des tiers. Ces prêtres locaux sont partout des acteurs clés au sein des sociétés locales et un facteur d’uniformité.

Au contraire, le rôle des officiers locaux permet d’observer de réelles variations d’une région d’Europe à l’autre, car il existe de grandes différences entre les types d’offices qui se développent différemment entre le VIIIe et le XIe siècle. La plupart des officiers sont issus de la localité où ils possèdent des terres et des liens familiaux. Mais, à l’exception de quelques cas, leurs compétences et leur autorité excèdent largement cette localité pour se déployer à l’échelle de la micro-région. Ils sont donc à la fois des membres de ces communautés locales et des chefs politiques qui doivent composer entre les besoins de leurs voisins et les demandes venues d’en-haut. À ce titre, ils sont, comme le clergé local, des intermédiaires privilégiés et leur compétence s’exerce d’abord dans le domaine de la justice.

Les deux derniers chapitres: »Interventions and interactions« (p. 181–208) et »Neighbours, Visitors and Strangers: Searching for Local« (p. 209–225) reviennent sur la question de l’intervention des éléments extérieurs sur ces sociétés locales qui peuvent certainement présenter une menace mais aussi, parfois, de réelles opportunités. Le dernier chapitre, en forme de conclusion, insiste sur le fait que ces sociétés locales ne préfigurent aucunement les communautés villageoises de la fin du Moyen Âge au sens où la cohésion du groupe repose moins sur la capacité d’intégration au sein d’une même résidence que sur des réseaux qui relient entre eux les différents groupes d’habitants. Il semble que la seule trace indéniable d’identité collective à cette échelle locale soit l’identité chrétienne, soutenue par l’activité du prêtre qualifié de personne »charnière« (hinge people). Enfin, le livre se termine en mettant l’accent sur la diversité des situations à l’échelle européenne: il n’existe pas de type d’associations ou de ligne de développement communs à toute l’Europe dans le haut Moyen Âge, y compris en ce qui concerne la seigneurie. Un monde où »la diversité est en soi la norme«.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Geneviève Bührer-Thierry, Rezension von/compte rendu de: Bernhard Zeller, Charles West, Francesca Tinti, Marco Stoffella, Nicolas Schroeder, Carine van Rhijn, Steffen Patzold, Thomas Kohl, Wendy Davies, Miriam Czock, Neighbours and Strangers. Local Societies in Early Medieval Europe, Manchester (Manchester University Press) 2022, 308 p. (Manchester Medieval Studies, 24), ISBN 978-1-5261-6389-9, EUR 32,00., in: Francia-Recensio 2023/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99853