Le volume édité par Mathias Pohlig rassemble 18 articles de Susan Karant-Nunn, spécialiste reconnue de la Réforme en Allemagne et notamment en Saxe, territoire concerné par l’essentiel des contributions du présent volume. Ces 18 articles s’échelonnent de 1988 à 2016 et sont présentés en quatre parties, précédées d’une préface de l’éditeur et d’une introduction de S. Karant-Nunn. Le titre global rappelle les travaux de l’historienne (notamment ses deux ouvrages: »The Reformation of Ritual« en 1997 et »The Reformation of Feeling« en 2010) mais évoque également des renouvellements récents et encore actuels du domaine de l’histoire de la Réforme et plus largement de l’histoire des croyances et pratiques religieuses. La préface due à la dédicataire explique ces choix et organisation. Si l’aspect thématique est essentiel et permet d’organiser les travaux, on peut regretter que leur dimension chronologique n’apparaisse pas plus clairement. Elle permettrait en effet de mesurer des avancées, des ouvertures de questionnaires plus finement.
La première partie, intitulée »Social and Cultural History of the Reformation«, aborde trois thèmes principaux qui irriguent l’ensemble du volume: la prédication, l’attitude des populations, le rapport au clergé. La prédication ressort dans toute sa diversité et son importance. La revendication d’un héritage luthérien n’empêche pas les variations individuelles. Dans un second temps, celui de la confessionnalisation, un contrôle est opéré sur la pratique, à la fois pour la renforcer en termes de calendrier et en certifier le contenu par les visites. Parmi ces sermons ressort l’importance des sermons de mariage, mobilisés à plusieurs reprises dans ce volume. Cette attention au sermon suppose alors de varier les sources, au-delà des textes imprimés, de s’interroger sur les conditions d’énonciation (ton, niveau de langue) et de le saisir, non seulement comme enseignement religieux mais fait social total. Il y a là un juste plaidoyer pour une diversification des approches. L’attitude des populations en relève également, dans un souci de ne pas se limiter aux sources normatives, mais d’aller interroger le vécu et les pratiques. Cela passe par la mise en avant de »nontheological figures« et de »popular culture as religious dissent« (deux articles datés de 2001–2002). Dans les deux cas, les visites sont mobilisées pour montrer une diversité entre les pratiques réelles et les affirmations théologiques. Cela concerne les rapports entre communauté et individu, la place de l’émotion, la localisation du divin, la superstition. Outre la présentation de nombreux cas puisés dans les archives de première main et variées, ces approches aboutissent également à nuancer les qualifications homogènes et globalisantes, notamment pour la période antérieure à la confessionnalisation. L’insistance sur l’expérience des acteurs est ici essentielle, pour interroger des concepts comme ceux de Weber, de confessionnalisation ou d’acculturation. Le travail sur la tolérance du quotidien (daté de 1997) va dans le même sens, souhaitant montrer des cas de coexistence qui relèvent davantage de logiques sociales que confessionnelles. Déjà, on le voit, se pose la question du rapport au clergé et à l’autorité. Il est mis au centre d’un article consacré au néocléricalisme et à l’anticléricalisme en Saxe (1994). Reprenant la dynamique de Scribner relative à l’institutionnalisation, l’autrice démontre en quoi le processus de discipline sociale se fait par la valorisation d’un statut particulier du pasteur, renforcé par les visiteurs et l’appui étatique. Les absences au culte mais aussi tout un genre de vie sont désormais sous contrôle. Cela renforce un sentiment anticlérical qui exprime aussi une résistance à la remise en cause de la communauté et d’un genre de vie. L’insistance sur le décalage social et culturel entre les visiteurs et la communauté en est un élément. Le chant des cantiques permet de synthétiser ces approches (2017). Mobilisé sous un angle ethnographique, il souligne l’importance d’une dimension communautaire et d’une cohésion, mais également la nécessité d’une participation active, qui s’appuie sur tout un discours théologique et pose la question très intéressante de l’engagement. À ce titre, les résistances sont significatives, qu’elles prennent la forme de refus de chanter ou de chanter des cantiques luthériens en terres catholiques.
La deuxième partie se recentre sur les rituels (»Ritual and Reformation«) mais prolonge l’interrogation sur les thèmes déjà entrevus. Trois articles datés de 2004 à 2007 peuvent être associés dans une relecture des rituels, dans la continuité du volume consacré par l’autrice à ce thème. Ils soulignent en effet leur importance dans la constitution des églises et leur diversité au sein des confessions protestantes. De même, la vision des populations à cet égard est questionnée, afin de remettre en perspective les discussions théologiques. Les outils anthropologiques, et notamment la dimension d’appropriation, sont ici une aide précieuse pour faire ressortir l’équilibre entre le rituel comme outil de discipline et réponse aux besoins spirituels des populations. La place du pasteur dans la communauté en relève également. L’article relatif aux »Ghost Stories and Their Rejection« (2008) incarne ces tendances au travers de nombreuses études de cas relatives aux croyances de la vie après la mort, d’enfants morts-nés, notamment. Il montre la nécessaire adaptation pratique à la vie des communautés. Celui sur les relevailles (churching) soulevait ces questions dès 1997. Remise dans une perspective de longue durée, la pratique se maintient après la Réforme, car elle correspond à une dimension de réintégration communautaire, mais répond également à la vue, assez largement partagée, d’une souillure qu’il faut purifier. Pourtant, une autre lecture est avancée, celle d’une liturgie centrée sur la faiblesse de la femme, et donc d’une infériorisation de cette dernière, ouverture à un discours du genre qui constitue l’ossature de la troisième partie.
Intitulée »Gender relations and Reformation«, cette dernière comprend quatre articles qui reposent sur deux fondements: les sermons comme sources, le couple pastoral comme figure. Les sermons de mariage offrent une vision des rôles respectifs des époux. Ceux de Johannes Mathesius, pasteur à Joachimsthal dans les décennies 1540–1560 (article de 1992) valorisent le mariage au détriment du célibat, tout en rabaissant la femme, l’inscrivant dans la ligne du péché originel et rappelant sa nécessaire soumission. Moyen de défendre le mariage, le sermon est aussi rappel d’une vision négative de la femme. En 1999, la question est reprise sous un angle plus général pour dépasser l’étude de cas. Une certaine unité ressort dans les conceptions avancées, réaffirmation d’une vision qualifiée de hiérarchique (la supériorité de l’homme) et misogyne (elle est justifiée par l’essence de la femme). Quelques évolutions chronologiques se manifestent, comme la place croissante faite à l’amour réciproque, comme moyen de l’unité du couple, davantage que sa fin, au plaisir également, le mariage n’étant pas seulement un remède à la concupiscence selon le discours luthérien. La responsabilité du mari dans l’échec du mariage est aussi posée, mais en mode mineur. Face à ces prescriptions, un modèle est valorisé, celui du couple pastoral, fort changement par rapport à la situation antérieure à la Réforme. Il apparait dans un article de 2000 (texte de synthèse dans une interrogation plus large sur l’impact de la Réforme sur la vision de la famille). Non seulement, l’autrice met en avant un recentrage sur la famille nucléaire, par la remise en cause des fraternités dans plusieurs domaines et l’atténuation des liens avec les ancêtres décédés, mais souligne ce nouveau modèle du couple pastoral. Celui-ci fournit le cœur d’un article de 2003. Le mariage du pasteur permet de réaffirmer la rupture avec l’ordre ancien, mais pose aussi de nouvelles questions, par l’officialisation de relations qui pouvaient exister, mais restaient de l’ordre du local. Dans un discours d’autorité, le couple doit apparaître comme un modèle, la femme du pasteur est ainsi liée à certaines responsabilités dans la communauté mais aussi par l’éducation des enfants. Cela pose aussi la question du statut social.
L’histoire des émotions traverse nombre des pages du présent volume, mais fournit le sujet des deux articles de la quatrième partie intitulée »Emotions«. Le premier est consacré aux funérailles de l’électeur de Saxe Auguste en 1586, saisies dans une représentation iconographique (2016). Le rituel permet, par l’appareil et la mise en scène, de créer et renforcer l’émotion, en insistant sur l’uniformité. L’usage des masques permet ainsi de dissimuler l’authenticité ou l’exagération des émotions. Un article intitulé »Postscript« permet de revenir sur le livre consacré à la question et sur le concept de »path dependency«. Affirmant la capacité d’innovation ou du moins de prise de distance des prédicateurs, comme Arndt ou Gerhardt, l’autrice souligne la possibilité d’associer fidélité au fondateur et interprétation. Le rappel fait sur le piétisme en est une autre marque. Par conséquent, il est aussi plaidoyer pour un dialogue maîtrisé entre les sciences humaines et le rappel de l’importance de la dimension individuelle et contextuelle dans l’approche historique.
Ce livre a le mérite de rassembler des articles parfois difficilement accessibles, qui éclairent l’observatoire de la Saxe de la Réforme. À ce titre, l’index des noms de personnes s’avère particulièrement utile. Il offre surtout une réflexion sur des thèmes importants, dans un souci permanent de qualifier et différencier les analyses, comme le genre ou les émotions. Il aborde également, par la pratique, l’importance de la mobilisation de concepts d’autres disciplines et intéressera outre les spécialistes de la période et de l’aire géographique, tous les travaux portant sur les questions religieuses et culturelles, notamment dans le sens à donner aux pratiques.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Gaël Rideau, Rezension von/compte rendu de: Susan C. Karant-Nunn, Ritual, Gender, and Emotions. Essays on the Social and Cultural History of the Reformation, edited by Mathias Pohlig, Tübingen (Mohr Siebeck) 2022, X–350 S. (Spätmittelalter, Humanismus, Reformation/Studies in the Late Middle Ages, Humanism, and the Reformation, 131), ISBN 978-3-16-161329-6, EUR 124,00., in: Francia-Recensio 2023/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99904