Figure énigmatique et singulière, le duc Emil Leopold August von Sachsen-Gotha-Altenburg (1772–1822) avait fasciné ses contemporains, pris entre émerveillement, désapprobation et dégoût, avant de nourrir les spéculations de maints commentateurs et biographes, qui virent en lui, c’est selon, le symbole d’une aristocratie fin de race, un dandy romantique ou un pionnier de l’homosexualité.

Plutôt que de choisir une seule grille de lecture, c’est un véritable portrait chinois d’August que Patricia Kleßen dresse ici – fantaisie qui n’aurait pas manqué de ravir le duc qui collectionnait les porcelaines et les éventails, importait tissus et parfums orientaux et signait parfois avec une version féminisée de son prénom en chinois: Emi-Lee. C’est avec un sens remarquable du détail et de la nuance, et toujours beaucoup de précautions, qu’elle propose de relire les idiosyncrasies du duc à la lumière des débats de son temps. Pour ce faire, elle s’appuie sur une vaste documentation, notamment l’abondante correspondance que le duc, lui-même écrivain, compositeur et artiste, entretint avec ses amies et amis, conseillers, intermédiaires, et de nombreuses personnalités comme Jean Paul, ainsi que les catalogues et inventaires de ses collections, mais aussi sur un solide appareil théorique, qui emprunte aussi bien à l’histoire politique et sociale de l’aristocratie, aux études sur les cultures matérielles qu’à la théorie queer.

Les années 1800 sont celles d’une crise politique, économique et symbolique de l’aristocratie. August, avant-dernier souverain du duché de Thuringe de Saxe-Gotha-Altenbourg, est lui-même pris entre deux mondes. Ses activités de mécène – il soutient notamment Carl Maria von Weber –, son goût pour la mascarade et le divertissement, ses dépenses somptuaires, le rattachent indiscutablement à la vie de cour. Ses interrogations identitaires, son ambivalence sexuelle, ses aspirations à l’étranger – et à l’étrangeté –, qui trouvent à s’exprimer aussi bien dans ses écrits que dans sa mise en scène de soi, le rapprochent en revanche du premier romantisme allemand. Opposer les deux serait cependant abusif, August ne cessant de brouiller les frontières entre les genres et les conditions, et aimant se jouer des contradictions, jusqu’à faire de »son style de vie aristocratique une œuvre d’art total romantique«, pour reprendre l’expression du poète Ludwig Tiek, cité par Patricia Kleßen.

Devenu prince héréditaire après la mort de son frère aîné, August a bénéficié d’une éducation éclairée, mais du fait d’une constitution fragile, souffrant de problèmes de vue et sans doute albinos, il ne tente pas le »grand tour«. Marié deux fois, il perd sa première femme en couches, et s’éloigne peu à peu de la seconde. À la tête, à partir de 1804, d’un des plus petits duchés de Thuringe, en pleines guerres napoléoniennes, cet admirateur de l’empereur, qu’il reçoit d’ailleurs à Gotha, sait habilement manœuvrer afin de préserver l’intégrité de son territoire, qui rejoint en 1806 la confédération du Rhin. S’il garantit à sa population des années de paix, il doit cependant payer un lourd tribut financier, qui endette durablement le duché. Après 1815, alors que croit l’influence de Weimar, August est de plus en plus isolé. Manifestant de moins en moins d’intérêt pour la chose publique, il laisse une large latitude à son administration, même s’il cherche à encourager l’économie locale, et se réfugie dans ses collections, ce qui ne laisse pas d’irriter ses contempteurs, qui lui reprochent à la fois sa francophilie, son excentricité et son efféminement.

August ne cherche certes pas à se conformer à l’idéal viril de son temps. Il aime se travestir, se genre fréquemment au féminin et se sent une communauté de pensée et de cœur avec les femmes. C’est avec elles, du reste, qu’il correspond le plus souvent – on peut citer, entre autres, Madame de Staël, Bettina von Arnim et Therese aus dem Winckel – et il s’engage pleinement en leur faveur dans la fameuse »querelle des femmes«. Auteur de »Kyllenion – Une année en Arcadie«, un roman aux accents homoérotiques, qui place la relation entre deux jeunes hommes sur le même plan que celle de couples de sexes différents, August est-il pour autant homosexuel? Dans une lettre, il se défend de tout comportement sodomite (doppelbärtige Berührung), à une époque cependant où de telles pratiques sont passibles de très lourdes sanctions. Refusant, à juste titre, les lectures essentialistes, quand elles ne sont pas pathologiques, qui ont pu être faites par le passé, ou plus récemment encore, de la personnalité d’August, Patricia Kleßen ne tranche pas et le lecteur peut se sentir frustré de ces excès de prudence. À une époque – le romantisme – et dans un milieu – l’aristocratie – qui valorisent l’expression exaltée des sentiments amicaux entre hommes, le risque de surinterprétation, cependant, guette, d’autant plus que le concept d’identité homosexuelle, au tournant du XIXe siècle, n’a pas encore été théorisé. Pour autant, si l’on accepte l’anachronisme, et de temps et de lieu, August est sans aucun doute, comme le démontre brillamment l’autrice, qui fait ici à bon escient le choix de l’écriture inclusive, une figure queer. À rebours de la conception naturaliste et binaire du sexe biologique qui s’impose à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, August semble attaché au modèle plus ancien du sexe unique, qu’il subvertit cependant en l’assimilant au sexe féminin. Familier de l’idéal androgyne antique, revivifié par Winckelmann et incarné par le personnage de Mignon chez Goethe, instruit des débats anthropologiques sur l’hermaphrodisme et contemporain du chevalier d’Eon, August privilégie une représentation fluide du genre, aux résonances étonnamment modernes.

S’il offre de multiples pistes de réflexion aux historiennes et historiens du genre, le livre de Patricia Kleßen ne prétend pas révéler la »vérité« d’un personnage insaisissable. Sa structure fragmentée, comme autant d’effets de miroir, fait écho au caractère esthète et joueur du duc, qui ne désirait rien d’autre que poétiser sa vie. Il ne pouvait espérer plus bel hommage.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Florence Tamagne, Rezension von/compte rendu de: Patricia Kleßen, Adelige Selbstbehauptung und romantische Selbstentwürfe. Die »queeren« Inszenierungen Herzog Augusts von Sachsen-Gotha-Altenburg (1772–1822), Frankfurt a. M. (Campus Verlag) 2022, 387 S. (Geschichte und Geschlechter, 78), ISBN 978-3-593-51582-3, EUR 45,00., in: Francia-Recensio 2023/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99905