Cet ouvrage (»Ulrich von Hutten et ses adversaires. Invectives humanistes à la veille de la Réforme«) fait partie d’un projet interdisciplinaire mené par le Centre collaboratif de recherche 1285 de la Technische Universität de Dresde, sur le thème: »Invectivité, constellations et dynamiques du dénigrement«. Le néologisme Invektivität (Invectivity en anglais) est aussi transparent qu’intraduisible pour le lecteur francophone (l’art de l’invective?). Treize départements de l’université participent à ce projet qui parcourt un vaste champ historique allant des invectives rituelles des Romains antiques jusqu’aux représentations des immigrants en Italie par le cinéma.

Pour sa part, le département d’études médiévales propose deux recherches sur les humanistes. La première (Ludovica Sasso) s’attache aux luttes d’influences autour de Poggio Bracciolini pendant la première moitié du XVe siècle en Italie. La seconde (Marius Kraus), qui nous occupe, concerne le fameux pamphlétaire allemand Ulrich von Hutten, qui vécut près d’un siècle plus tard. Les deux contributions sont donc supposées présenter des éclairages très complémentaires sur le sujet (XVe/XVIe siècles, Italie/Allemagne).

La problématique générale oscille entre analyse proprement littéraire, voire philologique, et mise en perspective socio-historique, tant il est évident qu’une invective n’existe et n’a de sens que comme échange entre adversaires.

On notera un léger infléchissement de l’axe de recherche entre le projet annoncé en 2020 et la thèse finale. En effet, le titre initial annonçait une comparaison entre les invectives de Hutten et celles de ses adversaires (»Die Invektiven Ulrichs von Hutten und die seiner Gegner«), ainsi qu’une analyse des influences des invectives italiennes sur les allemandes. Sur le premier point, on aurait attendu une analyse plus fouillée du style latin de ses ennemis théologiens, et du style allemand du polémiste juif converti Pfefferkorn, tout au long de l’affaire Reuchlin. Il en va de même pour le »duel« final entre Hutten et Érasme, qui opposa les deux champions de l’humanisme, également virtuoses de la rhétorique latine. Sur le second point, force est de reconnaître que les polémistes italiens sont réduits à la portion congrue.

Après une introduction situant la recherche dans le projet interdisciplinaire d’ensemble, l’auteur présente son enquête proprement dite en trois chapitres regroupant trois types d’invectives. D’abord (chapitre II) les nombreuses »querelles« (Fehden) personnelles de Hutten: contre la famille Lötz (1510) qui l’a maltraité pendant sa jeunesse; contre le comte Ulrich de Wurtemberg qu’il accuse d’avoir assassiné son cousin Hans (1515–1519); contre divers ordres religieux (1521/1522); contre le prince-électeur Louis V qu’il accuse d’être un tyran (1522/1523).

M. Kraus présente ensuite (chapitre III) les invectives »agonales« c’est-à-dire plutôt partisanes. Elles concernent d’abord la longue affaire Reuchlin (1510/1521) où Hutten prit la tête de l’»armée des reuchlinistes« (selon ses propres termes) pour défendre l’humaniste de Pforzheim persécuté par l’Inquisition. Elles concernent également sa rupture finale avec Érasme et l’échange de libelles venimeux qui s’ensuivit.

Viennent enfin (chapitre IV) les invectives contre la papauté et la Curie romaine et le ralliement de Hutten à Luther. Marius Kraus y regroupe également les textes qui ne sont pas des invectives à proprement parler, mais des commentaires de textes d’autres auteurs publiés par Hutten (»La prétendue donation de Constantin« de Lorenzo Valla ou la bulle »Exsurge Domine« de Léon X)

L’auteur analyse très en détail les procédés stylistiques et notamment l’imitation de l’invective cicéronienne. On appréciera par exemple la formule de la p. 371: l’imitation de Cicéron, carton d’invitation donnant accès au »Bel-étage« de l’humanisme allemand.

Dans douze pages très condensées (chapitre V, »synthèse, résultats et perspectives«), M. Kraus synthétise les résultats de son enquête, concluant que Hutten transforma et stabilisa les invectives allemandes du XVIe siècle – l’expansion de la Réforme luthérienne marquant évidemment un nouveau tournant dans le domaine. Il reste très succinct sur la postérité et la »fortune« du chevalier dans les siècles suivants, sauf à clore ce chapitre sur la fascination que Hutten exerça sur Goebbels et Hitler lui-même.

Les quatre derniers chapitre (VI à IX) sont techniques: annexes textuelles concernant le chapitre II (les querelles privées), tables des abréviations, des illustrations et bibliographie.

Un mot sur les illustrations. L’ouvrage contient 47 reproductions, principalement des pages de titres des divers libelles cités, mais aussi quelques gravures. Il est regrettable qu’elles soient de si petites tailles. On pense par exemple au »Triumphus veritatis« (p. 239), réduit à 12,5 x 5 cm alors que l’original mesure 42,5 x 18,6 cm, et dont le détail commenté par Marius Kraus aurait mérité un vrai agrandissement, tout comme le Hutten caracolant en tête du cortège). De plus, quand elles sont en noir et blanc, les images sont malheureusement très pâles.

L’auteur indique fort justement que Hutten apportait le plus grand soin au choix des gravures accompagnant ses pamphlets. Quelques mots auraient donc été bienvenus à propos de l’»invectivité« des illustrateurs allemands contemporains, tels Urs Graf, Weiditz, Holbein ou Dürer, eux aussi tiraillés entre la tradition germanique et la »modernité« italienne.

Ce livre présente la grande qualité de fournir des sources très nombreuses et variées, ce qui est fort utile étant donnée l’extrême diversité et la prolixité des productions de Hutten. En revanche, sa construction interne manque de clarté et elle oblige le lecteur à se reporter sans cesse aux tables et index pour trouver sa pâture. C’est donc plutôt un livre à l’usage des spécialistes, ce qui n’est pas vraiment surprenant.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jean-Christophe Saladin, Rezension von/compte rendu de: Marius Kraus, Ulrich von Hutten und seine Gegner. Humanistische Invektiven am Vorabend der Reformation, Baden-Baden (Ergon) 2022, 555 S. (Transalpines Mittelalter, 1), ISBN 978-3-95650-914-8, EUR 114,00., in: Francia-Recensio 2023/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99906