Dans son dernier volume, la revue de la société autrichienne d’étude du XVIIIe siècle attire l’attention sur un sujet particulier, mais important, l’utilisation de l’histoire des Lumières dans les bandes dessinées, les romans graphiques et les jeux vidéo contemporains. Faisant leur ce constat, Thomas Wallning, Elisabeth Lobenwein et Marian Waibl s’interrogent avec leurs collaborateurs pour évaluer dans quelle mesure, en diffusant ces connaissances, ces médias dont l’audience ne cesse de s’étendre dans les milieux les plus divers, ne contribuent pas, directement ou indirectement à faire perdre à celles-ci certains de leurs caractères originels. Pour y répondre, ils se déclarent ouverts à toutes les recherches, tant sur les textes que sur les images dont les techniques d’analyse se sont beaucoup affinées ces dernières années, notamment à la faveur des progrès des études transdisciplinaires.

Six contributions, toutes heureusement illustrées sauf une, inaugurent ce très vaste chantier. Parmi elles, trois examinent la place du siècle de Voltaire et de Rousseau dans les bandes dessinées. Dans la première, Inès Thomas Almeida, de l’université nouvelle de Lisbonne s’intéresse à la vie du duc de Lafões (1719–1806), fils du roi du Portugal, Michel de Bragance (cf. p. 31–52). Dans la deuxième, Franz-Stephan Seitschek, des archives d’état autrichiennes, analyse, dans un texte très documenté, l’image donnée à la vie des pirates sur les mers, très différente de celle de leurs actions et attitudes qui leur sont habituellement attribuées quand ils sont représentés évoluant dans les cours princières de l’époque (cf. p. 153–236). Quant à la troisième, signée par Grischka Petri qui enseigne l’histoire de l’art à l’université de Bonn, elle entend commenter »Paperina di Rivondosa«, parodie de la série télévisée »Elisa di Rivombrosa« (cf. p. 113–236). Par ailleurs, deux autres articles étudient deux romans graphiques, celui consacré par Mélanie Unseld, de l’université viennoise de musique et de peinture, à Beethoven »Immortel génie«, conçu par Peer Meter et Rem Broo (cf. p. 75–90), et celui proposé par Denise Schlichting, de l’institut de germanistique de l’université d’Osnabrück du »Geisterseher« d’Andrea Grosso Ciponte et Dacia Palmerino, inspiré par le récit de Schiller paru dans la revue »Thalia« entre 1787 et 1789 (cf. p. 91–112). Enfin, Akiko Yamada, de l’université viennoise de musique et de peinture prend comme exemple le manga intitulé »Mademoiselle Mozart«, paru à partir de juin 1989 en 26 chapitres dans l’hebdomadaire japonais »Coming Morning« pour mettre en lumière l’originalité de ce type d’expression (cf. p. 53–74).

Malgré leur inégale importance, les différents papiers qui composent la principale matière de ce volume permettent d’esquisser les principaux traits de la place et de la valeur des emprunts à l’histoire de l’Europe éclairée qui inspirent et nourrissent plus ou moins les différentes œuvres qui viennent d’être ci-dessus rapidement présentées.

Un premier groupe peut être facilement défini. Celui-ci se caractérise par la volonté affichée des auteurs et des dessinateurs de respecter au plus près la vérité historique telle qu’elle est rigoureusement établie par les historiens. La bande dessinée sur la vie du duc de Lafões, qui pourrait facilement être utilisée en classes de collège, en donne un bon exemple. Elle expose clairement la vie politique, intellectuelle (n’est-il pas le fondateur de l’Académie de Lisbonne?), et artistique de ce prince incarnant l’image des princes éclairés du XVIIIe siècle, animés par un optimisme qu’il exprime, à la fin de sa vie, par ce cri: »Je ne regrette rien«. Cette fidélité à l’histoire se retrouve dans de nombreuses bandes dessinées, qu’elles se rapportent au siècle des Lumières ou à d’autres époques comme en témoigne, par exemple, celle de S. Vidal et K. Consigny, »George Sand, fille du siècle« (Paris, 2021).

Il existe un deuxième groupe où, loin d’ignorer les références historiques, les auteurs prennent, à divers degrés, des libertés avec les exigences intellectuelles qu’ils entendent servir. C’est le cas du roman graphique d’A. Grosso Ciponte et D. Palmerino inspiré du court récit de Schiller, »Der Geisterseher«. Il met justement l’accent sur les aspects scientifiques et techniques qui passionnent alors la société européenne, sensible notamment aux progrès de l’astronomie, de l’optique et de l’électricité. Toutefois, l’auteur et le dessinateur ne parviennent pas à établir la frontière entre ce qui appartient à la science et ce qui relève de la magie et plus largement de l’ésotérisme. Mais il est vrai que Schiller, lui-même, hésitait à la tracer avec netteté, comme l’a montré J.-L. Elloy dans son article, »Le Visionnaire de Schiller ou l’ésotérisme déjoué«, paru en 2011 dans le fascicule 4, p. 8–19 de la »Revue de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg«. À ce groupe, peuvent être rattachés les romans graphiques qui, tout en se fondant en partie sur des éléments confirmés par la tradition historique, ne semblent pas hésiter à en forcer les traits pour faire de mortels légitimement célèbres des héros immortels dont le Beethoven. »Unsterbliches Genie« de P. Meter et de R. Broo donne un bon exemple. Les romans graphiques de ce type participent largement à la création et à la diffusion de certains mythes dans l’histoire littéraire et artistique.

Enfin, bien que minoritaire, un troisième groupe ne peut pas être passé sous silence. Il est constitué par des œuvres dont les créateurs manifestent une grande liberté assumée par rapport à l’Histoire. Le manga japonais, »Mademoiselle Mozart«, où Wolfgang Amedeus Mozart est présenté non comme le fils de Léopold et Anna Maria Mozart, mais comme leur fille, en est un magnifique exemple.

Soutenue par la société autrichienne d’étude du XVIIIe siècle, une enquête est lancée comme en témoigne ce dernier numéro paru. Il met à la disposition de ses lecteurs un lot important d’études qui marquent bien le début de ce chantier de recherches sur la place du XVIIIe siècle notamment dans les bandes dessinées et les romans graphiques contemporains dont le succès peut contribuer à en modifier la représentation dans la société, particulièrement dans les milieux populaires. Pour nourrir cette réflexion, la relecture ou la lecture de l’article suivant, datant du siècle dernier, peut, à l’occasion, avoir son utilité: Henri-Jean Martin, »Culture écrite et culture orale, culture savante et culture populaire«, Journal des Savants (1975), p. 225–284.

Comme les annuaires des années précédentes, celui de 2022 publie en complément cinq articles particuliers, par exemple, ceux d’A. Forgo, sur la question de l’existence des Lumières cléricales dans la recherche hongroise contemporaine et de Th. Assinger et M. Stiebing sur l’histoire du livre dans la monarchie des Habsbourg au XVIIIe siècle; de J. Frimmel sur E. Wangermann (1925–2021). Ils sont suivis environ d’une dizaine de comptes-rendus.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Henri Michel, Rezension von/compte rendu de: Thomas Wallnig, Thomas Assinger, Elisabeth Lobenwein (Hg.), Achtzehntes Jahrhundert populär. Eigteenth Century, Popular. Dix-huitième siècle populaire, Köln, Weimar, Wien (Böhlau) 2022, 320 S., 50 farb. Abb. (Das Achtzehnte Jahrhundert und Österreich. The Eighteenth Century And The Habsburg Monarchy. Le dix-huitième siècle et la monarchie des Habsbourg, 37), ISBN 978-3-205-21548-6, EUR 49,00., in: Francia-Recensio 2023/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99916