Issu du colloque qui s’est tenu à Lille en juin 2019, l’ouvrage dirigé par Marie Derrien, Élise Julien et Matthieu de Oliveira appartient à la profusion de publications nées des événements scientifiques organisés dans le cadre des commémorations du centenaire de la Grande Guerre en France.

Il porte sur le passage de la guerre à la paix que vivent civils et combattants et se donne pour objectif de »poser un nouveau jalon dans l’étude des expériences individuelles et collectives de la fin de la guerre et de la période qui a suivi« (p. 14). Pour ce faire, les historiens proposent d’étudier non pas les »sorties de guerre« – dont l’historiographie s’est étoffée depuis la publication de la thèse de Bruno Cabanes en 20041, ainsi qu’ils le rappellent – mais de se pencher sur les »retours«, dont la notion est interrogée en introduction.

L’ouvrage s’articule autour de trois formes de retours: la première partie se penche sur les »retours à l’ordre«, que ces derniers soient moraux, juridiques, sociaux ou politiques, et sur les normes qui y sont afférées, quand elles ne sont pas tout simplement réinventées. Le chapitre de Philippe Salson observe ainsi l’aspiration à réaffirmer une domination masculine et bourgeoise à travers l’étude des procédures judiciaires menées à l’encontre de ceux (et surtout celles) accusés d’»intelligence avec l’ennemi«, tandis que celui de Jonas Campion montre les effets de la guerre sur la transformation des institutions qui incarnent l’ordre sécuritaire, à l’instar de la police belge. La deuxième partie se concentre ensuite sur les déplacements et circulations de populations, posant la question de savoir si les retours dans le pays d’origine ou le lieu de résidence d’avant-guerre n’ont pas été »entravés«. Enfin, la troisième partie, intitulée »Reconstruction et séquelles de la guerre«, est centrée sur les marques de la guerre sur les corps, les esprits et les paysages, et développe l’idée de »retours à inventer«, si tant est qu’un »retour de guerre« soit possible.

Centré principalement sur la Belgique et la France – exception faite de l’étude de Mourad Djebabla sur les défis logistiques de la démobilisation des soldats canadiens stationnés au Royaume-Uni en 1919, et dans une certaine mesure de Pierre-Louis Buzzi sur le retour des migrants italiens sur l’hexagone – l’ouvrage relève d’une grande diversité, notamment dans les thématiques abordées: deuils de guerre, reconstruction institutionnelle et matérielle, injonctions morales (sur les femmes ou dans le cadre des festivités), logistique, mémoire. Certaines contributions relèvent de thématiques plutôt classiques, comme celle d’Alexandre Lafon qui analyse finement les discours d’anciens combattants à travers le cas de l’Union nationale des combattants, tandis que d’autres sont particulièrement novatrices, à l’instar du chapitre d’histoire environnementale proposé par Olivier Saint-Hilaire sur les »Munitions non explosées et pollutions des champs de bataille«.

À cette diversité des thématiques s’ajoute celle des types d’acteurs traités: juges, policiers, associations d’anciens combattants, familles de soldats endeuillées, militaires, mutilés en rééducation, travailleurs ou encore femmes accusées d’intelligence avec l’ennemi. On aurait peut-être aimé avoir davantage d’études sur les civils, et plus particulièrement sur les personnes âgées, les enfants ou les déplacées, car la très belle couverture laissait à penser que ces catégories moins étudiées seraient au centre de l’ouvrage. »Returning to the Reconquered Land« (1918) de George Clausen (1852–1944) représente effectivement le retour de civils, dépeints comme vulnérables, tandis que les combattants sont absents.

Quoiqu’il en soit, l’une des forces de l’ouvrage tient au fait qu’au-delà de leur diversité, les quatorze contributions dialoguent véritablement. Aussi certaines auraient-elles pu être intégrées à d’autres parties, à l’instar du passionnant chapitre de Laurence van Ypersele intitulé »Le retour des morts. Les Belges et la Grande Guerre«. Intégré dans la première partie, il aurait pu se trouver dans la deuxième sur les retours entravés: l’historienne démontre que la récupération des dépouilles a été administrativement et matériellement complexe, sinon impossible, ajoutant de la souffrance au deuil de guerre et retardant aux yeux de certains la fin de la guerre. En tout état de cause, l’ensemble des contributions converge vers l’idée que les retours constituent des moments intenses d’espoir, de déceptions, de frustrations, de tensions mais aussi de méfiance, voire de suspicion, à l’égard des femmes, des classes ouvrières, des jeunes, ou de populations issues de territoires conquis ou recouvrés à l’image des Alsaciens.

Une autre force de l’ouvrage se trouve dans le fait qu’il amène le lecteur vers une réflexion sur le temps et sur l’espace. Les chapitres posent en effet la question des temporalités, des rythmes des retours, et donc des moments de passages de l’expérience de guerre à celle de la paix. Certaines années se distinguent et semblent davantage cruciales que 1918 dans la chronologie de la Grande Guerre, en particulier 1919 et 1922 qui reviennent régulièrement. Mais les différentes recherches soulèvent aussi indirectement la question de ce que Stéphane Michonneau appelle la géographicité2. Ce rapport des sociétés et des acteurs avec les espaces, trop souvent oublié dans les recherches sur les conflits, est pourtant fondamental pour comprendre les expériences de guerre et de sortie de guerre, ainsi que le démontre tout particulièrement la troisième partie.

Ce sont donc de belles perspectives de recherche qui émergent pour renouveler l’histoire de la Première Guerre mondiale, mais aussi, plus largement des deux conflits mondiaux. Le lecteur spécialiste de la Seconde ne peut qu’être en effet frappé par les profondes similitudes entre les questions soulevées par les historiens comme les contemporains des deux conflits, qu’il s’agisse des enjeux de reconstruction (doit-on reconstruire comme avant-guerre? Intégrer les progrès techniques? Laisser les ruines comme preuve des souffrances subies? sont des questions auxquelles ont été confrontés les Français à Oradour-sur-Glane et à Maillé), de l’héritage des conflits antérieurs dans la décision publique (interrogé en partie par Mourad Djebabla lorsqu’il évoque les leçons tenues des échecs de 1919 pour la démobilisation des soldats canadiens en 1945) ou de la volonté d’inscrire les sorties de guerre dans une longue durée (ce que propose Olivier Saint-Hilaire, suivant en partie Tony Judt). On ne peut donc qu’espérer voir se rencontrer plus systématiquement les historiographies des deux conflits mondiaux, tant il y a matière à discussion. Il ne fait alors aucun doute que de telles rencontres favoriseraient le renouvellement des deux champs.

1 Bruno Cabanes, La victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918–1920), Paris 2004.
2 Stéphane Michonneau, L’»icisme«, face cachée du présentisme, dans: Andrea Brazzoduro, Ken Daimaru, Fabien Théofilakis (dir.), Faire l’histoire des violences en guerre: Annette Becker, un engagement XXe–XXIe siècles, Grâne 2021, p. 337–353.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Camille Mahé, Rezension von/compte rendu de: Matthieu de Oliveira, Marie Derrien, Élise Julien (dir.), La vie d’après. Les retours de la Grande Guerre, Villeneuve-d’Ascq (Presses universitaires du Septentrion) 2022, 312 p. (War Studies, 8), ISBN 978-2-7574-3649-3, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2023/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99982