Sur l’élégante couverture de l’ouvrage, une photographie en noir et blanc. On y voit six soldats, vraisemblablement dans un moment de repos, puisqu’ils sont assis sur un banc dans une posture décontractée. Les hommes ont l’air détendu; tous ne regardent pas l’appareil photographique, qui s’apprête à saisir ce moment de camaraderie. En y regardant de plus près, on observe néanmoins que les six hommes n’ont pas l’air d’être dans le même état d’esprit. Les deux hommes du milieu partagent manifestement un moment de complicité: l’un, au centre, qui se détache du groupe avec une chemise d’une autre couleur que les autres, peut-être est-ce un chef d’unité, sourit ou parle, tandis que l’autre, la tête tournée vers lui, semble lui passer une main sur l’épaule ou lui donner une frappe amicale dans le dos. Les deux hommes sur la droite ont tous deux le sourire aux lèvres et semblent partager l’allégresse du moment, tandis que les deux autres sur la gauche ont, pour l’un, la mine quelque peu renfrognée et, pour l’autre, l’air triste et le regard tourné au loin, dans une autre direction. Ce cliché illustre l’une des conclusions de l’ouvrage, à savoir la coexistence et la combinaison, dans l’Allemagne nationale-socialiste, d’un modèle de masculinité hégémonique – une masculinité virile, militaire et définie par la domination – avec d’autres modèles de masculinité.

Dans leur ouvrage collectif, Patrick Farges et Elissa Mailänder se réclament de l’histoire critique des masculinités (critical men’s studies en anglais), un champ de recherche issu de l’histoire des femmes et du genre des années 1970 et 1980 encore peu établi en France, du moins dans la discipline historique. Plaidant pour une plus forte intégration, en France, des recherches déjà menées dans ce champ, en particulier aux États-Unis, au Canada et en Allemagne, ils ouvrent la voie en publiant la traduction française d’un certain nombre de textes déjà parus en allemand ou en anglais.

Devenant eux-mêmes »passeurs« de concepts et de théories dans une sorte de triangle formé par l’Amérique du Nord, l’Allemagne et la France, ils exposent à un public francophone les textes fondateurs de l’histoire critique des masculinités allemandes, dont la réception et la circulation est sous-tendue par des enjeux de transferts et de réception décalée1. Sont ainsi convoqués George L. Mosse sur la fabrique idéologique et culturelle de l’homme »allemand«, le sociologue Klaus Theweleit sur les discours masculinistes proto-fascistes et les valeurs de la masculinité soldatesque, les travaux plus récents de Thomas Kühne, lecteur critique de Theweleit, qui nuance l’analyse de celui-ci sur l’étendue de l’imprégnation de la masculinité de l’homme-soldat »proto-fasciste« par diverses générations d’hommes allemands du XXe siècle, sans oublier les apports de la sociologue Raewin Connell sur la »masculinité hégémonique« et les autres modèles de masculinités.

En plus de ce chapitre introductif, l’ouvrage est constitué de huit contributions qui, chacune, analysent à l’échelle micro-historique les reconfigurations du masculin en lien avec la dictature nationale-socialiste et la guerre. Ces chapitres se font écho et se regroupent différemment au fil de la lecture, tel un caléidoscope que l’on ferait tourner entre ses doigts. Ces images fugaces expriment la double nature, à la fois très structurée et mouvante, des masculinités allemandes dans un contexte de dictature et de guerre. De l’ouvrage se dégagent trois lignes de force: (1) la coexistence, y compris dans la société majoritaire nationale-socialiste, de divers modèles de masculinité, (2) le caractère négocié, voire »bricolé« des masculinités en fonction de situations données ou de nouvelles contraintes, par exemple législatives, et (3) l’étonnante souplesse, par moments, des supérieurs et juges nationaux-socialistes qui pouvaient tolérer des arrangements non conformes à la norme, sans que cela ne remette en question la norme ou l’idéal de masculinité nationale-socialiste.

Concernant la pluralité des formes de masculinité, que l’on n’aurait pas nécessairement cru possible dans la dictature nationale-socialiste, les contributions de Stefanie Schüler-Springorum, Thomas Kühne et Matthias Reiss montrent que les soldats allemands n’incarnaient pas constamment la »masculinité hégémonique« nationale-socialiste, mais pouvaient également adopter des comportements traditionnellement perçus comme féminins ou tolérer des pratiques homosexuelles en leur sein, tant que le modèle militaro-viril de la masculinité nationale-socialiste n’était pas fondamentalement remis en question. Sous la dictature, où normes et pratiques sexuelles étaient réglementées à coups de lois et d’édits, les hommes, qu’ils fassent ou non partie de la »communauté raciale du peuple«, étaient nombreux à devoir se »bricoler« une identité masculine, en réaction à des lois visant telle catégorie de la population jugée »indésirable«, comme le montre la contribution de Patrick Farges sur les hommes juifs en contexte antisémite. On voit également des couples (hétérosexuels) de la société majoritaire négocier en leur sein la définition de leurs rôles respectifs pour tenter de »coller« à l’idéal national-socialiste, avec les contraintes liées à la guerre (textes de Christa Hämmerle, Franka Maubach et Klaus Latzel).

Geoffrey Giles se penche sur les cas d’homosexuels ayant servi dans la Wehrmacht et la SS et corrige l’idée selon laquelle la peine de mort pour homosexualité était la norme dans la SS et la police pendant la guerre. Il montre au contraire que, lorsque les soldats étaient poursuivis pour homosexualité, les tribunaux pouvaient parfois se montrer étonnamment indulgents. Elissa Mailänder étudie quant à elle les démêlés d’un professeur d’université polygame, pendant et après la guerre, avec l’administration universitaire et civile, pour sa polygamie parfaitement assumée et l’entorse au modèle familial traditionnel que constituait son mode de vie inhabituel.

La clé de voûte de tous ces modèles de masculinités dont cet ouvrage illustre les combinaisons est le concept de »camaraderie«, qui faisait partie intégrante du modèle national-socialiste de la masculinité militaro-virile, et qui était suffisamment ancré dans l’idée de la supériorité de l’être masculin pour abriter des pratiques homoérotiques. Cet ouvrage constitue un apport important à l’histoire militaire et du nazisme du point de vue de l’histoire du quotidien, vue »par le bas«. On ne peut que saluer son intention de faire connaître aux chercheurs et chercheuses francophones les travaux en histoire critique des masculinités allemandes et se réjouir des discussions scientifiques à venir.

1 Voir à ce sujet Patrick Farges, Elissa Mailänder, Des »conditions masculines« au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Perspectives transnationales, dans: Françoise Berger, Anne Kwaschik (dir.), La »condition féminine«. Féminismes et mouvements de femmes aux XIXe–XXe siècles/Feminismus und Frauenbewegung im 19. und 20. Jahrhundert, Stuttgart 2016 (Schriftenreihe des Deutsch-französischen Historikerkomitees, 12), p. 153–166.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Anne-Laure Briatte, Rezension von/compte rendu de: Patrick Farges, Elissa Mailänder (dir.), Marcher au pas et trébucher. Masculinités allemandes à l’épreuve du nazisme et de la guerre, Villeneuve-d’Ascq (Presses universitaires du Septentrion) 2022, 244 p. (War Studies, 10), ISBN 978-2-7574-3682-0, EUR 20,00., in: Francia-Recensio 2023/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99984