Burleigh Hendrickson nous offre avec »Decolonizing 1968« une très intéressante contribution à l’historiographie des global sixties, c’est-à-dire à une historiographie qui décloisonne les différents mouvements sociaux intervenus dans ces années-là, transcendant l’échelle strictement nationale. Cette historiographie est soucieuse des transferts et connexions d’un pays à l’autre et s’inscrit au-delà de l’année 1968 dans une palette temporelle plus large. Mais cette contribution participe aussi d’une autre historiographie, celle du postcolonialisme, ou pour mieux dire de la décolonisation inachevée.
Burleigh Hendrickson a choisi trois terrains d’observation: Paris, capitale de l’ancienne métropole; Tunis, capitale d’un ancien protectorat, et Dakar, capitale d’une ancienne colonie. Il s’intéresse aux événements qui ont secoué les trois villes (ou pays): Mai 68 en France, révolte étudiante et ouvrière désormais bien connue, Mai 68 à Dakar, également révolte étudiante et ouvrière, et, légèrement décalé, mars 68 en Tunisie. Mais dans ce dernier pays la révolte ouvrière n’interviendra qu’en janvier 1972, et elle sera tout aussi violemment réprimée que le mouvement étudiant même si l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), qui mène la grève, était restée longtemps proche du pouvoir.
Plus encore qu’aux évènements eux-mêmes, Burleigh Hendrickson est attentif aux circulations de Tunis à Paris et de Paris à Tunis, de Dakar à Paris et de Paris à Dakar. Il nous parle des Français en Tunisie et au Sénégal et des Tunisiens et Sénégalais en France. Michel Foucault par exemple enseigne alors à Tunis et a caché dans sa maison des étudiants menacés d’arrestation. Dans l’université de Dakar qui fut la première d’Afrique sub-saharienne francophone, sont encore présents de nombreux étudiants et coopérants français. Les deux universités de Dakar et Tunis fonctionnent alors essentiellement sur le modèle français, tant en matière de programme que d’enseignement, de diplômes, avec des financements français. Dans les trois pays, France, Tunisie et Sénégal sont au pouvoir des »pères de la nation«. Senghor au Sénégal comme Bourguiba en Tunisie ont suivi un parcours universitaire d’excellence en France. À Tunis, Paris et Dakar les étudiants souhaitent une réforme de l’université, et les ouvriers de meilleures conditions de travail, de même que des augmentations de salaire. À Dakar, africanisation est le maître mot. Bourguiba et Senghor accusent leurs étudiants de copier les Français ce qui n’a évidemment aucun sens. En revanche, les circulations d’un mai à l’autre et de mars à mai, que met en lumière Burleigh Hendrickson, jouent un rôle incontestable.
À Paris étudient jeunes Tunisiens et Sénégalais qui vont constituer des pôles de résistance aux pouvoirs autoritaires régnant dans leurs pays, qu’il s’agisse du Comité international pour la protection des droits de l’homme en Tunisie ou de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) et de sa branche sénégalaise, l’Association des étudiants sénégalais en France (AESF). Ces exilés volontaires participent, tel le Sénégalais Omar Blondin Diop qui mourra plus tard dans les geôles de Gorée, au 68 français. D’un continent à l’autre les slogans circulent comme circulent les personnes et les livres, comme circulent les modèles militants ou les revendications avec de légères inflexions correspondant aux situations locales. Si à Paris on s’insurge contre l’impérialisme américain, à Dakar c’est le néo-colonialisme de la France qui est dénoncé. Si à Tunis et à Paris le soutien au peuple palestinien fait partie du bagage militant, c’est beaucoup moins présent à Dakar. La répression n’est pas la même non plus: très sévère à Tunis avec internements, tortures et assassinats (en 1972, on a pu parler de Samedi noir du fait de l’intervention meurtrière des forces de l’ordre), moins sévère à Dakar même s’il y eut des expulsions et des arrestations. Mais il n’y eut qu’un mort par accident.
Une autre différence réside dans les effets à plus ou moins long terme de ces mouvements sociaux. Burleigh Hendrickson en offre également l’analyse en se situant d’ailleurs sur des plans différents. Il analyse pour la France la politisation et la structuration des travailleurs immigrés ou plus largement la construction d’une cause immigrée. En ce qui concerne la Tunisie, il s’intéresse à la naissance et au développement d’une lutte pour les droits de l’homme qu’il lie directement à la défense des internés lors des mouvements sociaux. Et dans le cas du Sénégal, et au-delà des gains immédiats (réforme de l’université d’un côté, et de l’autre accords tripartites gouvernement, patronat, syndicats consacrant par exemple l’augmentation du SMIG et l’africanisation des entreprises), il attribue aux effets de 68 la démocratisation qui intervient dès 1970 avec la nomination d’un premier ministre puis en 1974 l’instauration du multipartisme, ce qui n’est pas forcément évident. Si nous voulions malgré tout introduire un petit bémol, le livre nous semble plus convaincant à propos de la Tunisie que du Sénégal. Mais cela n’empêche pas qu’il garde tout son intérêt.
Il y eut bien d’autres mouvements sociaux dans ces années-là auxquels on pourrait appliquer la même grille d’analyse que celle utilisée par Burleigh Hendrickson. Rappelons par exemple les Trois Glorieuses en août 1963 au Congo-Brazzaville dont le succès réside dans l’alliance entre jeunesse (scolarisée ou non) et travailleurs, le Mai malgache de 1972 quelques mois après le Samedi noir tunisien. Ce Mai malgache qui réussit à faire tomber le pouvoir voit aussi l’alliance des étudiants et scolaires avec les travailleurs. Et bien d’autres cas où les circulations des anciennes métropoles aux anciennes colonies et des anciennes colonies aux anciennes métropoles, d’ailleurs largement héritées du système colonial lui-même jouent leur partition dans le monde postcolonial des décolonisations inachevées.
L’ouvrage de Burleigh Hendrickson prend d’ailleurs une importance toute particulière si l’on considère ce qui se passe actuellement en Afrique. Des jeunes réclament le départ de la France, donc s’insurgent là aussi contre une décolonisation inachevée mais le font sur un mode qui n’a plus rien à voir avec les années 68, d’une certaine façon moins politisé ou très différemment politisé, en appelant à une Russie qui serait l’héritière d’une Union soviétique très présente dans ces années 68, de même que la Chine, sur les terrains africains. On ne peut donc que recommander la lecture de »Decolonizing 68«, qui éclaire non seulement notre passé mais aussi notre présent.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Françoise Blum, Rezension von/compte rendu de: Burleigh Hendrickson, Decolonizing 1968. Transnational Student Activism in Tunis, Paris, and Dakar, Ithaca, NY (Cornell University Press) 2022, 258 p., 5 fig., ISBN 978-1-5017-6771-5, USD 26,95., in: Francia-Recensio 2023/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99986