Cet ouvrage collectif présente les résultats d’un projet international de recherche sur la question des prisonniers de guerre (PG), des civils ennemis internés (IC) et des citoyens »suspects« emprisonnés pendant le premier conflit mondial. Les PG de 14–18, ces »soldats sans armes«, selon François Cochet, l’un des spécialistes du sujet, n’ont longtemps guère fait l’objet d’études. Sans doute ces combattants qui ne combattaient plus pendant que leurs camarades continuaient à faire la guerre n’ont-ils dans un premier temps pas été jugés dignes d’intérêt. Depuis les années 1990 ils sont sortis de l’ombre, et, à leur suite, les civils étrangers internés. Ceux-ci sont perçus comme des agents de l’ennemi, même, parfois, s’ils ont pris la nationalité du pays hôte; en France, par exemple, on déchoit de leur nationalité des milliers de citoyens d’origine »austro-allemande«.

Dans leur introduction, Rotem Kowner et Iris Rachamimov rappellent que la captivité et l’internement ont revêtu entre 1914 et 1920 un caractère massif: plus de huit millions de PG, un à deux millions d’IC et des dizaines de milliers de nationaux suspects ont vécu dans des camps, de même que des millions de déplacés – comme ceux de Bucovine et de Galicie évoqués ici par Doina Anca Cretu. Il faut préciser que si ces »camps de concentration« (terme d’époque) sont parfois formés de baraques entourées de barbelés, on utilise plutôt l’existant: forts déclassés, casernes, ou, en France, ex-établissements congréganistes. Si cela n’est pas complètement improvisé, tous les belligérants sont rapidement débordés par le nombre considérable des personnes à prendre en charge.

Ces camps ne sont pas destinés à faire mourir ceux qui y sont enfermés. Les désastres sanitaires des guerres de Sécession et des Boers ne s’y répètent pas, mais le typhus, la malnutrition et, à la fin de la guerre, la grippe espagnole, y font tout de même des ravages. En ce qui concerne les conditions de vie, une sorte d’équilibre est instauré par la réciprocité des traitements. C’est ainsi que Britanniques et Français sont en général à peu près bien traités par les Allemands et vice versa, par crainte de mesures de rétorsion. En revanche, les ressortissants des petites puissances, qui ne disposent pas de moyen de pression, comme les Roumains, connaissent un taux de mortalité effrayant.

Matthew Stibbe propose pour commencer une synthèse sur l’internement des civils en Allemagne et en France et Belgique occupées, qui constituent une sorte de réservoir inépuisable de millions de travailleurs – notamment raflés à Lille – et d’otages, tandis que l’armée française n’a pu emmener avec elle que quelques dizaines de milliers de »suspects« et de mobilisables lors de son incursion en Alsace-Lorraine.

Si le carnet B n’a pas été utilisé en France, en raison du ralliement de l’écrasante majorité des socialistes à l’Union sacrée, transportation et emprisonnement de membres des nationalités minoritaires sont légion en Autriche-Hongrie et en Russie impériale, sans parler de l’Empire ottoman, »cas d’école« avec le génocide des Arméniens, qui ne fait pourtant l’objet d’aucune contribution ici. Quant à Lénine, il fit dès 1918 du camp de concentration un élément consubstantiel de son système. En Allemagne, rappelle André Keil, les prisonniers politiques sont surtout des socialistes radicaux, comme Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, ainsi que des Polonais et des Alsaciens-Lorrains, considérés comme non-loyaux. En même temps, accusant leurs adversaires d’être des peuples décadents, les Allemands stigmatisent dans leur propagande la présence parmi les PG de l’armée française d’Africains, d’Asiatiques dans l’armée russe et d’Indiens dans l’armée britannique. C’est le sujet de la communication de Nancy Fitch.

Les Alliés ne sont pas en reste en matière d’internement. Si aucune des contributions – c’est regrettable – ne concerne la France, ni l’Italie ou les Balkans, Assaf Mond nous apprend qu’un »camp« exista en plein cœur de Londres, à Alexandra Palace. Lena Radauer montre comment les autorités russes cherchèrent à utiliser les compétences professionnelles de leurs captifs au profit de l’effort de guerre. Bohdan S. Kordan revient, avec l’exemple de la tentative de mise en valeur du parc national des Montagnes rocheuses, sur l’emploi des ressortissants ennemis au Canada. L’étude de la captivité des Allemands et des Autrichiens pris à Kiao-Tchéou est menée ici par Naoko Shimazu, à travers l’exemple du camp de Bando (Japon). Pour les internements en Chine, on se reportera utilement à la thèse de Mathieu Gotteland, »L’Allemagne et l’Autriche-Hongrie en Chine, 1895–1918«, soutenue en 2021. La propagande allemande en Asie fait l’objet dans ce volume de l’article de Mahon Murphy, lequel envisage également celle menée en Afrique, le tout de manière très générale. L’internement de PG et d’IC aux États-Unis et dans certains pays d’Amérique du Sud n’est pas présenté dans ce volume. Il manque également des développements plus détaillés sur les internements en pays neutre, ainsi ces blessés et malades internés en Suisse, ou les Allemands du Cameroun en Guinée espagnole.

Dans la dernière partie trois contributeurs s’interrogent sur le legs de cette expérience. Dès la fin de 1914 des échanges de PG et d’IC eurent lieu à travers la Suisse et, en 1918, les accords de Berne programmèrent un rapatriement général, à peine esquissé cependant avant l’Armistice. Hazuki Tate a travaillé sur les camps de rapatriement des PG du front de l’Est. Le retour des Allemands et des Autrichiens commence au lendemain de Brest-Litovsk, mais il s’étale sur des années, tout comme, dans l’autre sens, celui des Russes. Enfin, Neville Wylie et Sarina Landefeld exposent la manière dont le »savoir-faire« acquis pendant la Grande Guerre par les différentes puissances »captrices« fit ensuite évoluer le droit humanitaire.

La bibliographie est en anglais, avec un peu d’allemand et de japonais. Les titres en français sont surtout des sources. Les travaux d’Annette Becker sont mentionnés, mais pas ceux de Frédéric Médard et d’Odon Abbal, ni le livre de Jean-Claude Farcy, »Les Camps de concentration français de la Première Guerre mondiale«, 1995.

Points communs et spécificités régionales sont tour à tour ou simultanément évoqués dans un ouvrage qui ambitionne de retracer une histoire globale de la captivité et de l’internement pendant le premier conflit mondial. Si la mission n’est pas complètement remplie car certaines aires géographiques, et non des moindres, ainsi que certaines thématiques (par exemple l’engagement plus ou moins volontaire de PG dans les armées de l’Entente ou des Puissances centrales) ne sont pas ou peu présentes, il faut tout de même saluer le très bon travail de coordination et de synthèse réalisé, qui ne pouvait être exhaustif sur un tel sujet.

Dans leurs conclusions, les directeurs du volume expliquent comment l’héritage de 1914–1918 a structuré un certain nombre de catégories, de méthodes, de pratiques. Toutefois, les garde-fous qui existaient, avec quelques défaillances, pendant la Première Guerre, comme le droit de regard des puissances neutres et de la Croix-Rouge, ont beaucoup moins bien fonctionné entre 1939 et 1945. Pour ne retenir qu’un symbole, le camp de la mort de Mauthausen avait déjà été utilisé pendant la Grande Guerre, mais dans une optique très différente.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jean-Noël Grandhomme, Rezension von/compte rendu de: Rotem Kowner, Iris Rachamimov (ed.), Out of Line, Out of Place. A Global and Local History of World War I Internments, Ithaca, NY (Cornell University Press) 2022, 336 p., ISBN 978-1-5017-6544-5, USD 28,95., in: Francia-Recensio 2023/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99990