Cette étude, issue d’un travail de thèse en histoire, s’inscrit dans un champ de recherche en expansion qui interroge les pratiques de construction du chiffre. L’auteur propose ici une exploration de la production des statistiques des nationalités en Prusse et sous l’Empire allemand. Les cinq chapitres de l’ouvrage sont organisés de manière chronologique, de la seconde moitié du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale. Dans l’introduction, l’auteur annonce l’ambition de lier histoire des connaissances et sociologie des sciences (théorie de l’acteur-réseau); ainsi, tout au long de l’ouvrage, l’analyse est agrémentée par les métaphores issues du langage latourien (laboratoire, inscription).

Le premier chapitre analyse les débuts des statistiques des nationalités à partir du milieu du XIXe siècle, à la recherche du bon critère pour définir la nationalité. L’auteur montre comment la langue s’impose comme critère exclusif; il décrit la matérialité des pratiques de recensement ainsi que le pouvoir des visualisations cartographiques. Tandis que les arts et la littérature avaient inspiré le discours nationaliste au début du siècle, c’est dorénavant la statistique qui endosse ce rôle selon l’auteur (p. 83). Le chapitre 2 explore comment, autour de 1900, les géographes et cartographes passent d’une vision linéaire de la frontière, à celle d’une zone frontalière dynamique. Les statistiques viennent désormais fournir des arguments aux angoisses démographiques qui foisonnent dans le champ politique à l’époque, et auxquelles sont censées répondre les politiques de peuplement des provinces de l’Est étudiées au chapitre 3. Pour l’auteur, ces politiques »n’auraient pas été pensables sans les techniques de comptage et de cartographie« (p. 138).

La Première Guerre mondiale ouvre de nouveaux horizons idéologiques et de nouvelles possibilités militaires pour la mise en place de ces plans; ces idées, encore politiquement marginales avant 1914, se voient diffusées et acceptées au sein d’un spectre politique plus large. Dans le même temps, l’auteur souligne les limites des outils d’enregistrement statistique basés sur le critère de la langue dans les territoires occupés à l’Est (»Ober Ost«, p. 160–161). À l’aide du passeport, introduit et généralisé dans ces territoires en 1915, l’administration assigna une affiliation ethno-nationale aux individus en fonction de la langue parlée par leurs parents (p. 165–166). Soutenu par un vaste appareil de registres et fichiers, cet outil a permis un suivi détaillé de la population et de ses mouvements jusqu’alors sans équivalent sur le sol de l’empire (p. 168).

La fin de la guerre marque selon l’auteur une première césure majeure dans l’histoire des statistiques des nationalités (p. 176). Le chapitre 4 interroge leur évolution jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, alors que le traité de Versailles a redessiné les frontières à l’intérieur de l’Europe et que les thèses révisionnistes prennent de l’ampleur. C’est aussi une révision des statistiques et cartes d’avant-guerre qui a lieu: celles-ci n’auraient pas assez mis en avant l’hybridité nationale et ethnique des provinces orientales1. Au vu des résultats des consultations organisées en 1921 en Haute-Silésie, dont la population vote en faveur d’un rattachement à l’Allemagne plutôt qu’à la Pologne, l’idée d’interroger la population directement sur son appartenance nationale, tout en sauvegardant le relevé de la langue maternelle, trouve de plus en plus de sympathisants.

Ainsi, certains »paramètres« des politiques de peuplement nationales-socialistes après 1939 – objet du chapitre 5 – auraient déjà été définis dans l’entre-deux-guerres selon l’auteur (p. 246). C’est le cas notamment de l’idée selon laquelle l’identité »ethnopolitique« ne se laisserait appréhender que par la combinaison de plusieurs critères2. L’auteur décrit ainsi le rôle pratique joué par les chiffres et cartes de population dans la planification méthodique de la déportation de millions de personnes, »traduites en données et transformées en une masse maniable et abstraite« (p. 257).

Ma critique principale concerne non pas l’analyse historique, très documentée, mais plutôt son cadrage. Premièrement, il est regrettable que l’auteur ne fournit pas de définition claire du terme »ethnopolitique«. On comprend qu’une conception ethnique du national semble s’imposer selon lui. Mais quelles autres conceptions étaient alors en présence? Quid par exemple de l’enregistrement statistique de la nationalité au sens légal (Staatsangehörigkeit)? On aurait apprécié un développement plus poussé sur le rôle joué par les statistiques dans la réforme de la loi sur la nationalité de 1913. De même, quels critères ont présidé à la sélection des savoirs réunis ici sous le terme de »statistiques des nationalités« (statistiques, recensements, cartographie, démographie, géographie, etc.)? On perd de vue la diversité des pratiques qui ne constituent un champ ni homogène ni structuré. L’ouvrage laisse de plus certaines questions en suspens sur les mécanismes par lesquels les catégories du national se construisent et deviennent des »choses« dans le monde à disposition des acteurs sociaux (dont les statisticiens).

Ainsi, si le potentiel des outils sociologiques annoncés en introduction n’est pas complètement exploité, l’originalité de cet ouvrage se situe ailleurs. Ce dernier offre des éléments de réflexion aussi bien à un public historien que socio-historien. Premièrement, l’apport réside dans l’effort constant de montrer les enchevêtrements entre constructions épistémologiques, pratiques de comptage, méthodes de visualisation et politiques de population. Deuxièmement, l’autre originalité de ce travail par rapport aux recherches existantes repose dans le choix de périodisation. En embrassant à la fois le XIXe et le XXe siècles, l’auteur est en mesure de mettre en lumière des continuités historiques par-delà les ruptures politiques (on peut s’interroger cependant sur le découpage des chapitres qui met en avant 1939 plutôt que 1933 comme césure). L’écriture de l’histoire proposée ici fait la part belle aux hésitations des acteurs, aux problèmes auxquels ils sont confrontés, aux essais et tentatives avortés, aux contradictions, tout en dessinant clairement les tendances de fond.

Outre les spécialistes de l’histoire des sciences et des savoirs, l’ouvrage intéressera ainsi toute personne souhaitant comprendre les ruptures et continuités historiques entre le Kaiserreich, la république de Weimar et la période nationale-socialiste sur le plan de la construction des catégories nationales, ethniques et raciales.

1 Par une certaine ironie de l’histoire, les résultats des recensements prussiens d’avant-guerre ont fourni des arguments pour la redéfinition des frontières territoriales lors du traité de Versailles (p. 181–182).
2 Après 1939: l’affiliation subjective (»Volkszugehörigkeit«), la langue, l’ascendance (»Abstammung«) et la religion.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Léa Renard, Rezension von/compte rendu de: Philipp Kröger, Das vermessene Volk. Nationalitätenstatistik und Bevölkerungspolitik in Deutschlands östlichen Grenzländern 1860–1945, Göttingen (Wallstein) 2023, 336 S., 17 Abb. (Historische Wissensforschung, 21), ISBN 978-3-8353-5382-4, EUR 34,00., in: Francia-Recensio 2023/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99991