L’ouvrage d’Erwan Le Gall intitulé »Une armée de métiers? Le 47e régiment d’infanterie pendant la Première Guerre mondiale« est une monographie régimentaire dont l’objectif est de »renouveler les termes des débats historiographiques liés à l’endurance des poilus« (p. 7). Pour ce faire, l’auteur cherche à cerner une »culture professionnelle« du fantassin qui aurait permis cette endurance. Ainsi, il affirme que »ce qui compte c’est que les poilus comprennent leur guerre comme un métier« (p. 12), ou encore que »c’est bien à la manière d’un métier, travail certes forcé, contraint par les évènements, mais travail tout de même, que les fantassins de ce régiment appréhendent leur expérience de guerre« (p. 22).
Tout d’abord, il est à noter que nous n’avons pas trouvé de définitions de ce qu’est pour l’auteur une »culture professionnelle«, un »métier« ou un »travail« dans l’introduction de l’ouvrage. Plusieurs écrits de sociologie militaire française auraient pourtant permis de sensibiliser le lecteur en amont à une possible »spécificité militaire«, pour emprunter les mots de Laure Bardiès1. Par ailleurs, ce texte de L. Bardiès n’est cité que dans la bibliographie, en fin d’ouvrage, et on a du mal à mesurer la trace conceptuelle qu’il y a laissé.
Ensuite, dans une telle étude historique qui se penche sur les champs lexicaux civil et militaire autour du travail2, entreprise au socle théorique bourdieusien soutenue en conclusion par la citation du linguiste Albert Dauzat affirmant que les mots »dénotent l’esprit d’un peuple« (p. 253), on constate l’absence, dans la bibliographie de l’ouvrage3, d’études sur la proximité entre les champs lexicaux des mondes militaire et ouvrier aux XIXe et XXe siècles, telle celle centrée sur l’autorité dirigée par Emmanuel Droit et Pierre Karila-Cohen et parue en 20164. En effet, l’auteur d’»Une armée de métiers?« tente de singulariser ou au contraire de créer des ponts entre différents espaces sociaux, mais se confronte à la profondeur de champ limitée résultant de la nature de l’exercice, à savoir une monographie d’un régiment français entre 1914 et 1918, jusqu’à parfois laisser penser qu’on a affaire à un phénomène singulier de ce temps de guerre alors qu’emprunts et mélanges existaient ailleurs, avant ou après, et ce, en temps de paix ou en temps de guerre. Ainsi, nous pensons que tout constat d’une discontinuité ou d’une »continuité entre monde civil et militaire« (p. 58) devient probant seulement à condition de »jouer« sérieusement avec les différentes échelles spatio-temporelles5 et de prendre de grandes précautions. Prenons l’exemple des aides financières versées par le régiment après la mort d’un fantassin. Précisant d’abord qu’»elles restent […] très mal connues« (p. 148), on lit ensuite qu’il s’agirait d’»une sorte de ›solde de tout compte‹« (p. 150), phrase qui suggère, pas tout à fait explicitement d’ailleurs, une proximité entre le monde militaire durant la Grande Guerre et le monde civil. Mais cette analyse partielle ne peut faire l’économie de ce qui a déjà été remarqué ailleurs: ainsi, à l’extérieur – et peut-être à l’intérieur – du 47e régiment existait déjà l’expression militaire »recevoir son décompte«, qui au-delà de son usage traditionnel indiquant une sortie du régiment »après avoir reçu la somme d’argent due«, se voyait également utilisée au moins dès la seconde moitié du XIXe siècle pour mettre à distance la mort subie et la violence de guerre, les »ramen[ant] dans le champ du quotidien du temps de paix«6 selon Odile Roynette.
Parallèlement, un autre fil rouge court dans les chapitres centraux7: le métier de fantassin est également un métier »à part«. L’ouvrage s’appuie cette fois sur sa dimension combattante, qui la distinguerait des autres métiers. La phrase suivante, fruit de l’analyse d’une seule source et qui, à la décharge de l’auteur, ne se veut donc pas englobante, précisons-le, résume néanmoins à notre avis son intention: »le registre lexical […] montre bien qu’il s’agit moins de la répétition d’éléments de langage entendus dans l’environnement proche que d’une acquisition sur le tas d’une compétence technique particulière« (p. 103). À la lumière de ce passage, nous regrettons cette fois que les travaux sur la langue des poilus durant la Première Guerre mondiale d’Odile Roynette8 ou le récent dictionnaire de Pierre Rézeau9 par exemple ne soient pas convoqués dans l’ouvrage. Ces derniers, parmi d’autres, révèlent que la compréhension et l’assimilation des techniques du corps et de la mise en œuvre de la violence en temps de guerre sont non seulement adossées à »un processus d’acquisition de compétences spécifiques relevant du métier militaire« (p. 104), pour emprunter les mots de l’auteur d’»Une armée de métiers?«, mais sont également médiées par la connaissance intime des mondes agricole et/ou ouvrier que partage la grande majorité des soldats français. Ainsi, dans cet ouvrage, on se surprend de ne rien lire au moins sur l’absence dans les sources liées au 47e régiment d’infanterie d’expressions en rapport avec la mort subie ou à la mort donnée qui font échos au travail de la terre, comme »se faire faucher«10, ou encore au travail du bois, comme »revenir en copeaux«11, ou encore sur l’assimilation du corps de l’adversaire à un animal de boucherie12, même si une lettre dans le chapitre »Combattre« mentionnant que »les boches sont des bestiaux qui ne sont pas toujours faciles à aborder« (p. 103) aurait été l’occasion de se pencher sur cette question et d’aller au-delà de la seule mention d’une évocation du »registre de la ferme« (p. 103).
En résumé, nous regrettons que l’auteur s’attarde à caractériser la porosité entre mondes civil et militaire lorsqu’il aborde ce qui ne fait pas la »spécificité« pressentie du métier de fantassin, mais n’aille pas aussi franchement dans cette direction lorsqu’il est justement question de cette »spécificité« pressentie, en particulier au niveau des techniques du corps et de la mise en œuvre de la violence en temps de guerre. Peut-être est-ce en partie dû à un effet de sources, considérant que ces derniers sujets apparaissent peu dans les archives citées dans le chapitre intitulé »Combattre«, où on devrait en principe les trouver.
Enfin, il est à noter que cet ouvrage dévoile des pistes de recherche stimulantes qui demandent encore à être explorées. L’auteur consacre ainsi plusieurs pages au caractère »gazeux« du régiment d’infanterie lors de la Première Guerre mondiale (p. 28 et suivantes), une métaphore de la dispersion de ses éléments au front ou à l’arrière mettant à l’épreuve l’idée d’une parfaite homogénéité de cette »unité« militaire. Il consacre également de très belles pages à ce qu’il nomme la »naïveté« du 47e régiment dans sa découverte du champ de bataille (p. 116 et suivantes).
En guise d’épilogue, nous suggérons que l’exploration d’autres champs lexicaux aurait permis de tisser des liens encore plus forts entre monde militaire et monde civil. Nous pensons à celui du sport particulièrement, évoqué seulement ponctuellement dans le chapitre »Motiver«, mais pas au prisme de la langue.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean-Philippe Miller-Tremblay, Rezension von/compte rendu de: Erwan Le Gall, Une armée de métiers? Le 47e régiment d’infanterie pendant la Première Guerre mondiale, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2022, 286 p., ill., cartes (Histoire), ISBN 978-2-7535-8292-7, EUR 25.00., in: Francia-Recensio 2023/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99992