Les 17 contributions (plus l’introduction) de ce volume amorcent une relecture importante de l’histoire du conservatisme sous l’angle de sa genèse et de sa formation transnationale, généralement appliquée aux courants identifiés comme progressistes. Chaque chapitre met en évidence une facette particulière de ces conservatismes, ce qui explique l’utilisation du pluriel pour englober la diversité géographique (Grande-Bretagne, France, Espagne, Pays-Bas, Allemagne, Russie, Chine) et chronologique (du XVIIe au XXIe siècle).

L’attention portée à la complexité n’empêche cependant pas une vue d’ensemble. Le volume montre comment les conservateurs refusaient la notion d’une raison universelle, généralement reconnue comme »cosmopolite« du fait de son rôle de guide du progrès humain, tout en adoptant des mécanismes cosmopolites chers à leurs adversaires intellectuels. Chaque contribution explore une tentative de »renouvellement conservateur« et en soulève les enjeux complexes tant sur le plan de la circulation des personnes que des idées. Les conservateurs menaient une »révolution contre la révolution« (sous-entendue, la Révolution française) en élaborant des solutions ancrées dans l’historicisation de différents contextes nationaux. Par exemple, Beatrice de Graaf suggère une réévaluation d’un événement généralement considéré comme l’emblème même du conservatisme postrévolutionnaire: la fondation de la Sainte-Alliance à Vienne en 1815. Avant que Metternich n’en prenne la direction, le projet explorait un mélange novateur d’œcuménisme, de visions mesméristes et de messianisme afin de combiner la recherche de l’ordre et une volonté régénératrice issue de l’éducation éclairée du tsar Alexandre I. Plusieurs chapitres se penchent sur le congrès de Vienne en tant que tournant fondamental et mettent en évidence l’importance des réseaux politiques établis dans la culture salonnière (Brian Vick, Lien Verpoest), dont les jacobites irlandais et les émigrés français en Espagne furent des pionniers (analysés respectivement par Nigel Aston et Jean-Philippe Luis).

L’ouvrage a le mérite de contredire une fois de plus la généalogie Lumières/révolution/démocratie. Simon Burrows identifie dans le journaliste suisse Mallet du Pan l’un des pères de cette généalogie à l’influence historiographique durable. En rejetant la théorie d’une conspiration universelle des philosophes popularisée par Barruel, Mallet discerna dans l’anticléricalisme de Voltaire et dans la notion de souveraineté populaire de Rousseau les germes de la Révolution. Cependant, celle-ci ne put éclater qu’après que l’»Encyclopédie« ait diffusé les idées des Lumières des cercles gouvernants au grand public des gouvernés. Dans cette opinion publique »structurellement conservatrice«, mais en contact étroit avec l’étranger, Alicia Montoya retrace la genèse intellectuelle de la pensée d’Edmund Burke au-delà de la Manche. Sa célèbre critique de la Révolution française trouve ses racines dans une longue tradition chrétienne qui considérait la nature comme l’épreuve de l’omnipotence divine et la monarchie comme la seule garante de l’ordre providentiel. La thèse centrale du volume est clairement mise en avant: le conservatisme ne peut être réduit à une simple réaction à la Révolution, mais a fait partie intégrante du paysage intellectuel européen dès le milieu du XVIIIe siècle.

Carolina Armenteros démontre comment les jésuites, cosmopolites pour vocation missionnaire et à cause de leur bannissement progressif des royaumes européens, poursuivaient un agenda politique conservateur même dans leurs travaux non explicitement polémiques. Notamment, les études linguistiques du père Hervás y Panduro, exilé en Italie, visaient à fournir aux souverains une clé pour mieux comprendre les traditions des différents peuples et ainsi mieux les gouverner. Glauco Schettini suit également des jésuites espagnols réfugiés en Italie pour reconstituer comment l’appel à une croisade contre la France irréligieuse combinait à la fois une spécificité nationale (la tradition de la Reconquista) et une dimension transnationale visant à rallier l’ensemble de la population contre l’ennemi commun. Michiel Van Dam analyse la tentative d’un front commun chrétien (notamment catholique) contre l’ennemi dans la révolution brabançonne (1789/90). Le clergé belge adopta la notion de cosmopolitisme de saint Paul comme refus de la participation politique déjà en opposition aux réformes de Joseph II, et relança l’Église en tant qu’institution universelle guidant les peuples. En revanche, les conservateurs néerlandais patriotes, présentés par Wyger Velema, contestaient la Révolution française comme une attaque contre la modernité, qu’ils estimaient parfaitement achevée aux Pays-Bas grâce à la soumission des Églises à l’État combinée avec un degré de tolérance religieuse. Les conservateurs se considéraient comme les défenseurs de la société commerciale moderne contre la mobilisation militaire permanente que la Révolution française promouvait à l’instar des anciennes républiques.

La dernière partie du volume mène l’enquête au-delà du XIXe siècle pour relever la continuité du cosmopolitisme dans les mouvements conservateurs. Deux chapitres mettent en évidence le »soft power« des femmes. Amerigo Caruso étudie les plumes prolifiques des autrices allemandes du début du XIXe siècle qui défendaient les rôles féminins traditionnels, et suit leurs traductions et adaptations à l’étranger. Joep Leerssen note que la montée du nationalisme au XIXe siècle ne coïncidait pas nécessairement avec une loyauté envers la monarchie régnante, et il interprète le self-fashioning de plusieurs reines européennes à la mode traditionnelle de leur pays comme un rapprochement entre le Geist du peuple et l’institution qu’elles incarnaient. Les humanités numériques permettent des enquêtes de longue durée (jusqu’à nos jours) sur l’utilisation des termes clés tels que »révolution« et »conservateur« dans le »London Times« (Joris van Eijnatten), ainsi que sur la diffusion des notions continentales de »gauche« et »droite« dans la presse britannique (Emily Jones).

Aymeric Xu et Axel Schneider franchissent enfin les barrières de l’Europe et montrent comment les conservatismes chinois ont emprunté des éléments occidentaux tout en visant un caractère national, notamment par l’intégration du confucianisme comme correction du rationalisme européen. Ces deux chapitres sont les seuls à aborder la question des enjeux du conservatisme dans les contextes coloniaux ou marqués par l’impérialisme. Le conservatisme en Chine émerge comme une recherche constante d’une voie intermédiaire entre l’exaltation des racines nationales (sur le modèle néanmoins étranger des droites radicales européennes) et leur sacrifice au nom d’une modernisation pour relancer un rôle international important pour la nation. Cette perspective pose un défi aux historiennes et historiens en élargissant les catégories de »cosmopolitisme« et de »conservatisme« au-delà de l’Europe. Il serait souhaitable que la perspective originale lancée par »Cosmopolitan Conservatisms« explore les alternatives à la raison universelle élaborées, par exemple, dans les Amériques. Une pluralisation convaincante du »conservatisme« pourrait ainsi être suivie d’un regard moins concentré sur la Révolution française uniquement, afin d’intégrer les révolutions au pluriel de l’espace atlantique et la complexité de leurs relations et de leurs réseaux.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Miriam Franchina, Rezension von/compte rendu de: Matthijs Lok, Friedemann Pestel, Juliette Reboul (ed.), Cosmopolitan Conservatisms. Countering Revolution in Transnational Networks, Ideas and Movements (c. 1700–1930), Leiden (Brill Academic Publishers) 2021, 452 p. (Studies in the History of Political Thought, 16), ISBN 978-90-04-44523-9, EUR 130,00., in: Francia-Recensio 2023/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99995