En 2005, l’attribution du prix UNESCO de l’éducation pour la paix au Georg-Eckert-Institut für internationale Schulbuchforschung (GEI) a consacré la recherche sur les manuels scolaires pour son utilité civique1. Mais la recherche historique sur les manuels scolaires connaît déjà une tradition séculaire, depuis que les premières commissions internationales se sont penchées sur le contenu des manuels dans l’entre-deux-guerres. Jusqu’à nos jours, les recherches ont tantôt une visée orientée par le contexte politique, tantôt elles examinent les manuels selon des questionnements formulés par les sciences humaines. C’est dans cette seconde voie que s’inscrit l’ouvrage de Lena Mörike, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2021 à l’université de Heidelberg. L’autrice est enseignante d’allemand et d’histoire. Nourrie de son expérience pédagogique, sa recherche scrute un corpus principal composé de manuels scolaires allemands, français, britanniques, états-uniens et polonais (à titre de complément), parus dans le siècle suivant la signature du traité de Versailles. Le corpus complémentaire réunit des documents officiels des années 1914–1925, des discours transcrits, ainsi que des égodocuments de l’entre-deux-guerres. Les citations de sources s’effectuent toutes en langue originale, sans traduction.
Quelques images d’excellente qualité provenant tantôt de manuels scolaires, tantôt de bases d’images illustrent les thèmes analysés, voire figurent parmi les exemples commentés. Des tableaux récapitulatifs visualisent certains aspects quantitatifs de l’analyse.
Sur le fond, l’autrice ouvre son livre par une réflexion sur son temps de rédaction: le premier confinement du printemps 2020. Elle observe à quel point la sémantique belliqueuse a été réinvestie dans le domaine sanitaire sans que, l’urgence épidémique s’estompant, les expressions pacifiques fassent leur retour. Cette observation vaut-elle plus généralement pour les phases de guerre et le retour à la paix? Après cette ouverture saisissante, l’autrice définit le périmètre de son étude: elle s’intéresse au »seuil entre le temps de la guerre et celui de la paix« (p. 10) appliqué au cas de la Première Guerre mondiale, soit au traité emblématique de Versailles, modèle des quatre autres traités signés autour de Paris en 1919 et 1920.
Lena Mörike observe qu’en 2019, les commémorations du centenaire de la signature des traités ont été plutôt discrètes et très peu laudatives. Les manuels scolaires connaissent quant à eux une diffusion massive dans la jeune génération et fournissent des condensés du »savoir essentiel« – »relevantes Wissen«, conforme au consensus politique et sociétal du moment (p. 13).
C’est ainsi que l’autrice se propose d’analyser son corpus d’une cinquantaine de manuels scolaires d’histoire destinés aux années équivalant à celles du collège français. Son objectif consiste à élucider la manière dont est entretenue la mémoire d’un règlement de paix dont les répercussions se font sentir jusqu’au temps présent, soit peu ou prou un siècle après la signature des traités.
Lena Mörike prend le temps d’un chapitre intitulé »Problematisierung« (p. 37–50), pour établir l’état de la recherche et expliquer la constitution de son corpus plurinational de manuels, puis l’élaboration de quatre axes d’analyse: en p. 48, les quatre quartiers d’un diagramme nomment les aspects relatifs aux traités, des observations articulées de façon synchrone selon les nations, l’identification diachrone des césures, et les influences sur la politique, la société et la science des pays concernés. Ce faisant, le contenu et l’événement que constitue le traité se placent en regard de la culture mémorielle – Erinnerungskultur (p. 48). Les cinq questions directrices concernent le traitement du thème de la paix par les différentes sociétés, en particulier dans le medium qu’est le manuel scolaire, les fonctions de la mémoire à la fois pour la conscience nationale et pour l’intégration transnationale, le devenir des figures et des stéréotypes de l’ennemi (i.e. leur création et leur désintégration), les formes dont les manuels scolaires se font l’écho de ces mécanismes complexes, et le rôle pour la mémoire collective que les manuels du corpus attribuent au traité de Versailles. Et l’autrice d’avertir (p. 50) sur l’écueil épistémologique inhérent à la question de la réception, et notamment celle du contenu d’un corpus de manuels. Seule une approche relative aux pratiques de l’enseignement pourrait fournir des éclaircissements dans ce domaine (p. 50).
L’analyse se déploie selon plusieurs thèmes. Sur la forme, l’on peut souligner le soin apporté aux formulations. Dans plusieurs intitulés, Lena Mörike s’est ingéniée à parodier des expressions consacrées et à jouer avec leurs facettes sémantiques. Trois exemples, suivis de leur traître tentative de traduction: »Wer nicht siegen kann, muss geben: Die Bestimmungen« – »Qui ne peut vaincre, doit donner: les dispositions« (p. 96–143); »Spieglein, Spieglein an der Wand …: Die symbolische Dimension des Vertrages« – »Ô mon beau miroir …: la portée symbolique du traité« (p. 144–179); »Das liebe Geld und die Moral: Artikel 231« – l’argent sacro-saint dans sa dimension morale: §231« (p. 179–224).
La présentation articulée par pays s’avère comparative, chaque prise de position étant mise en perspective par les liens établis avec celles des autres pays et acteurs. Le développement est émaillé par des citations, toujours en langue originale. Pour le corpus allemand, l’autrice prend en compte les nuances entre les éditions destinées à l’usage dans différents Länder – sans dégager de différences significatives. L’évolution au fil de la période semble surtout marquée par un recentrage sur le point de vue allemand (p. 114).
Lena Mörike se penche par endroits sur le lexique et pointe des aspects sur lesquels le propos des manuels reste peu explicite. Elle confirme ainsi à quel point les manuels scolaires pérennisent par ces omissions les figures de pensées hostiles – Feindbilder. Elle cite par exemple les verbes employés au sujet des paragraphes du traité, et qui provoquent de l’amertume – »verbittern« (p. 110). Lena Mörike revient souvent sur une de ses idées-forces: le manque d’explicite dans les manuels, qui contribue à entretenir les stéréotypes préexistants et donc les réflexes d’hostilité à l’égard des anciens ennemis.
Quand Lena Mörike reproduit une grande caricature publiée en »Une« du Simplicissimus, elle pointe l’absence d’incitation à la réflexion analytique dans le manuel (p. 158–160) – vaste sujet que celui du rôle des images dans les manuels, voire dans l’enseignement en général. Cette dimension mériterait une considération systématique, à la lumière de l’abondant matériau fourni dans les manuels, et des nouvelles méthodes d’analyse de l’image inspirées par la sémiologie. Ces riches interrogations iconologiques appellent à la poursuite de la recherche.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Stéphanie Krapoth, Rezension von/compte rendu de: Lena Mörike, Nationale Geschichtspolitik. Der Versailler Friedensvertrag in der 100-jährigen Erinnerung in Schulbüchern aus vier Nationen, Bielefeld (transcript) 2022, 276 S. (Public History – Angewandte Geschichte, 16), ISBN 978-3-8376-6231-3, EUR 45,00., in: Francia-Recensio 2023/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99997