Cet ouvrage est une réédition abrégée, présentée par Philippe Olivera, du grand livre de Jean Norton Cru, »Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928«, paru pour la première fois en 1929 à Paris, aux éditions Les Étincelles, réédité en fac-similé par les presses universitaires de Nancy en 1993, puis en 2006 avec préface et postface de Frédéric Rousseau, comprenant une abondante et utile documentation sur la réception du livre. L’objectif des éditions Agone est de rendre l’œuvre plus accessible, de la donner à lire aux non-spécialistes de l’histoire de la Première Guerre mondiale. Dans le compte-rendu, il faut donc distinguer les remarques sur les intentions de Jean Norton Cru dans son œuvre originale, et celles qui portent sur l’édition abrégée.

Philippe Olivera a bien raison de qualifier le livre de »fondamental«, »de référence incontournable«, »d’entreprise unique en son genre«. Les œuvres de 250 auteurs ayant publié carnets, réflexions, correspondances, romans sur la guerre sont examinées avec rigueur pour démêler le témoignage authentique des éventuels effets littéraires. Un travail colossal guidé non seulement par l’expérience personnelle de Jean Norton Cru dans les tranchées, mais par la confrontation des textes entre eux et avec tous les documents disponibles. Olivera le rappelle dans sa préface (p. XLVII): JNC »invoque à la fois les compétences du témoin qu’il est lui-même et de celui qui a labouré en profondeur le terrain d’une foule d’autres témoignages«. Capable de jugements sévères, JNC a également le mérite d’expliquer à quoi a obéi un mauvais témoin: zèle patriotique, culte de l’armée, passion politique ou religieuse, souci de plaire à un public avide d’héroïsme.

Cette recherche de »l’humble vérité« ne pouvait que susciter l’hostilité des romanciers à succès (par exemple Barbusse et Dorgelès qui ne sont cependant classés par JNC qu’en quatrième catégorie sur six) et de rares historiens qui ont parcouru »Témoins« de manière superficielle ou qui se sont contentés de suivre les affirmations péremptoires de quelque maître à penser. Le comble de l’erreur est de dire qu’en critiquant certains témoins, JNC a fait le jeu des négationnistes de la Shoah. Pour éviter le contresens ridicule, il suffisait de lire les premières pages du livre (ici, p. 23): JNC a voulu dissocier les témoignages authentiques »d’avec la masse énorme de littérature de guerre où ils se trouvent noyés comme dans une gangue«; on s’aperçoit alors »qu’ils représentent une manifestation unique de la pensée française, un accès de sincérité collective, une confession à la fois audacieuse et poignante, une répudiation énergique de pseudo-vérités millénaires«. Un accès de sincérité collective!

Le présentateur de l’édition 2022 entend »abréger et toiletter l’ouvrage tout en conservant sa structure et sa texture«. Sont écartés 46 % des témoins, représentant seulement 27 % du volume. Les notices des meilleurs (catégories 1 et 2) sont entièrement conservées. Ce sont donc les témoins les moins fiables qui sont éliminés, mais pas tous, sinon on aurait dénaturé le travail de JNC. On a aussi privilégié les auteurs des œuvres qui sont aujourd’hui les plus facilement accessibles. Ainsi allégé, on ne peut cependant pas qualifier de livre de poche un ouvrage de 1125 pages, épais de cinq centimètres.

La différence de police entre les notes originales de JNC et celles d’Olivera ne permet pas de les distinguer facilement. On est surpris (p. 303) de voir plaindre »le pauvre Nivelle«, général pourtant responsable de l’offensive catastrophique du Chemin des Dames en 1917. Dire que le ministre Cavaignac a tout fait »pour empêcher le dévoilement de la vérité« dans l’affaire Dreyfus (p. 611) est une vue partielle puisque c’est en s’appuyant en public sur de fausses preuves qu’il a maladroitement vendu la mèche. Olivera a complété certaines biographies de témoins. Il a su noter que la nouvelle édition de Samuel Bourguet par les éditions Ampelos en 2017 (p. 684) permettait de reconstituer les passages censurés dans l’édition publiée cent ans auparavant. Mais il aurait fallu systématiser la démarche en consultant et en citant livres et articles qui apportent du nouveau sur les témoins analysés par JNC, par exemple sur Albert Thierry (p. 625). À propos de Paul Voivenel (p. 655), il aurait été intéressant de signaler que ce sont les critiques adressées par JNC aux livres d’ordre général du médecin de la 67e division qui ont déterminé celui-ci à publier dans les années 1930 son témoignage personnel. La prise en compte de nouveaux témoignages, analysés notamment sur le site www.crid1418.org , aurait permis d’intéressantes comparaisons. Par exemple entre les belles pages littéraires de Georges Duhamel (p. 825) et »l’humble vérité« de la correspondance du docteur Albert Martin qui se trouvait dans la même ambulance. Cette comparaison de pages littéraires avec témoignage authentique se trouve au cœur du débat suscité par le livre de JNC.

L’édition d’Agone est enrichie d’un glossaire des termes militaires, d’index très précis, de compléments sur la vie des auteurs après 1929. Dans la bibliographie originale de JNC sont ajoutées les rééditions plus récentes. L’esprit de l’œuvre de Jean Norton Cru étant respecté, il faut souhaiter que cette nouvelle édition lui gagne des lecteurs et fasse taire certains de ses détracteurs qui ont jusque-là, comme le dit Philippe Olivera dans sa préface (p. XXVII), fait »l’économie de cette lecture«.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Rémy Cazals, Rezension von/compte rendu de: Philippe Olivera (éd.), Jean Norton Cru. Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Marseille (Éditions Agone) 2022, 1128 p. (Éléments), ISBN 978-2-7489-0442-0, EUR 23,00., in: Francia-Recensio 2023/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2023.3.99998