RIHA Journal 0026 | 08 July 2011
Vers le Sud: Le voyage de Johann Georg von Dillis à travers la France, la Suisse et l'Italie en 18061
Frauke Josenhans
Peer review and editing organized by:
Institut national d'histoire de l'art (INHA), Paris
Reviewers:
Hubertus Kohle, Julie Ramos
Abstract
Southern France, and Provence in particular, started to lure painters as early as in the 18th century, first and foremost French ones, and then increasingly foreign painters, notably the German landscapist Johann Georg von Dillis. In 1806, he undertook a journey in the South of France in the company of the Bavarian crown prince, the future Ludwig I. Dillis' journey is known from two different sources: a group of drawings known as the Voyage pittoresque dans le Midi de la France dessiné par Dillis (Staatliche Graphische Sammlung, Munich) and his unpublished correspondence with his brother Ignaz Dillis. The drawings, which were ordered by the prince as a visual souvenir of his tour, reflect Ludwig's interest in Roman Antiquity and thus include numerous views of ancient monuments, such as the Maison Carrée in Nîmes, the arc de triomphe in Orange and the ruins in Saint-Rémy-de-Provence. Apart from this group there is another body of drawings, which Dillis also made during the journey, but that he chose not to include in the Voyage pittoresque. These sheets attest to the draughtsman's attentiveness and sensibility for nature more obviously than the commissioned drawings. An official commission, the Voyage pittoresque is an exceptional artistic testimony of travel in the early 19th century. It shows that Provence became attractive for artists earlier than was previously thought.
Le Voyage pittoresque dans le Midi de la France par Johann Georg von Dillis
À travers la France, la Suisse et l'Italie
Introduction
Le Sud de la France en tant que destination artistique évoque les paysages ensoleillés de Paul Cézanne ou des impressionnistes. La région autour de la Méditerranée et particulièrement la Provence ne semble en effet prendre son plein essor dans l'art qu'à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, avec l'éclosion de l'école de Marseille2 et surtout après le retour définitif de Cézanne dans sa région natale. Celui-ci est alors suivi de nombreux peintres, de Vincent van Gogh et Auguste Renoir à André Derain et Georges Braque, tous séduits par la beauté des paysages et la lumière éblouissante3. Leurs tableaux pleins de couleurs et illuminés par le soleil méditerranéen ont marqué l'image de la Provence dans la mémoire collective, et ce jusqu'à nos jours.
Y avait-t-il un Sud avant le Sud ? Auparavant déjà, de nombreux artistes avaient peint les paysages, les monuments antiques, les vues de la côte méditerranéenne et les habitants du Sud de la France. Les peintres originaires des régions méridionales françaises, comme Claude-Joseph Vernet, Pierre-Henri de Valenciennes, Jean-Antoine Constantin, Jean-Joseph-Xavier Bidauld ou François-Marius Granet4, en particulier, ont commencé par dessiner et peindre les paysages de leur jeunesse avant de parfaire leur talent à Paris ou de se rendre en Italie. Cette fascination grandissante pour le paysage provençal peut être également observée chez les artistes étrangers, en particulier les Allemands. Si leur voyage en Italie a été abondamment étudié dans les ouvrages scientifiques et les expositions de ces dernières décennies5, la recherche a longtemps négligé leur présence dans le Sud de la France. Sous le Consulat et l'Empire, époque où Paris s'affirme comme un centre artistique, culturel et commercial qui rivalise avec Rome, les Allemands sont pourtant nombreux à venir en France pour compléter leur formation dans la capitale, travaillant dans les ateliers d'artistes ou exécutant des copies de chefs-d'œuvre réunis au musée Napoléon6. Certains parmi eux découvrent alors, au même moment, le Sud de la France.
Entreprendre un voyage vers l'Italie n'a rien d'inhabituel à cette époque, bien au contraire : surtout pratiqué par les Anglais, qui traversent la France afin de se rendre dans la péninsule italienne, le Grand Tour connaît son apogée au XVIIIe siècle. Différents trajets furent empruntés à l'époque par les voyageurs7. Ils passaient par la France, puis empruntaient soit la voie maritime, soit la voie terrestre. Les voyageurs pouvaient embarquer à Marseille ou à Antibes et transiter par Gênes ou Livourne pour continuer ensuite la route par la terre. L'autre itinéraire, qui faisait traverser les Alpes, était choisi par de nombreux touristes, puisqu'il permettait d'éviter le voyage en bateau, toujours risqué à cause des tempêtes8, et de visiter les foyers artistiques de l'Italie du Nord. Mais dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les données changent et de plus en plus d'étrangers ne se contentent plus de simplement parcourir l'Hexagone : ils vont partir à la découverte de la France. Ici encore, les touristes anglais s'affirment comme précurseurs9. L'itinéraire de ces voyageurs était marqué par de nombreuses haltes dans les villes de Provence pour voir les sites pittoresques et les monuments antiques10. Pour s'y rendre, nombre d'entre eux choisissaient alors la voie fluviale, en empruntant le Rhône à partir de Lyon jusqu'en Provence ou en Languedoc11. L'artiste américain Thomas Cole, d'origine anglaise, fut parmi ceux qui optèrent pour cet itinéraire de voyage lors de son séjour en Provence en 1841, embarquant à Lyon pour se rendre à Avignon12.
Le peintre allemand Johann Georg von Dillis (1759-1841) est l'un de ces artistes étrangers qui partent à la découverte du Sud de la France. Tandis que des artistes britanniques commençaient à dépeindre la Provence dès la seconde moitié du XIXe siècle, les Allemands n'avaient pas encore découvert la région, hormis Jakob Philipp Hackert (1737-1807) qui traversa la Provence en 1768 alors qu'il se rendait en Italie. À la différence de Hackert, le voyage de Dillis a pour destination le Sud de la France même. Grand voyageur, les multiples déplacements de Dillis, dès le début de sa carrière artistique, étaient favorisés par ses contacts étroits avec la société munichoise. En effet, il donnait depuis 1786 des cours de dessins aux fils et filles de l'aristocratie locale, ce qui lui offrait l'opportunité de les accompagner lors de voyages en Allemagne ou en Suisse. Ainsi, régulièrement, notamment au début de sa carrière, Dillis suivait des amateurs d'art, rencontrés le plus souvent par l'intermédiaire de son bienfaiteur Lord Rumford13 – qui le soutenait depuis ses débuts en tant que maître de dessin – et réalisait pour eux des dessins des sites touristiques visités14. En 1794, il part ainsi pour un premier voyage d'études vers le Sud de l'Europe, à Rome, à Naples et en Corse, financé grâce à la vente de feuilles dessinées pour des touristes anglais et pour le vice-roi de Corse, Sir Gilbert Elliot15. De plus en plus occupé par son rôle de chargé des arts pour le roi de Bavière, d'abord pour Maximilien Ier (1756-1825) et ensuite pour Louis Ier (1786-1868), il entreprend à partir de 1805 de séjours fréquents à l'étranger, notamment en Italie afin d'acquérir des œuvres d'art pour les collections royales.
En 1806, Dillis part pour la France. Séjournant quelques mois à Paris, de mars à août16, il y étudie les œuvres d'art et la muséographie des collections publiques, tels que le musée Napoléon ou la galerie de peintures du Palais du Luxembourg, en tant qu'inspecteur de la Kurfürstliche Galerie am Hofgarten de Munich. Il fréquente également le milieu artistique français, comme en témoignent ses observations dans son carnet de voyage17. Fin août de la même année, l'artiste part plusieurs mois pour la France méridionale en compagnie du prince héritier de Bavière, le futur Louis Ier18. Quittant la capitale française, le peintre et le prince, accompagnés d'une suite, commencent leur périple en se dirigeant vers le Sud. Après l'Île-de-France, le groupe traverse la Bourgogne et la vallée du Rhône. Ils passent ensuite par la Suisse, puis arrivent en Italie et vont jusqu'à Milan. Retournant en France, Dillis et ses compagnons traversent le Piémont, puis la Savoie et parcourent ensuite l'ancienne province du Dauphiné et la Provence. Les voyageurs avaient l'intention de se rendre à Barcelone19, mais leur périple s'achève brusquement après la frontière espagnole, à Figuières, car Louis reçoit l'ordre de son père de se rendre à Berlin, au quartier général de Napoléon et sur le champ de la guerre polonaise. Toujours accompagné du peintre, il arrive à Berlin le 1er janvier 1807. Dillis retourne alors seul à Munich et se met à retravailler les dessins commencés pendant le voyage. À la suite de cette excursion, il débute aussi une correspondance régulière avec le prince, qui se poursuivra pendant plusieurs décennies jusqu'à la mort de l'artiste20.
Le Voyage pittoresque dans le Midi de la France par Johann Georg von Dillis
Le voyage de Dillis dans le Sud de la France est connu grâce à deux sources : un ensemble de dessins et la correspondance21 que l'artiste entretient, pendant son séjour à Paris et lors du périple, avec son frère Ignaz Dillis (1772-1808), également peintre, formé par son frère aîné, et maître forestier à Munich. Les lettres envoyées par Dillis à son frère n'ont jamais été étudiées. Elles contiennent pourtant une description très personnelle du voyage, des monuments visités, et permettent aussi de retracer le chemin parcouru et de dater certaines stations de son itinéraire. La dernière lettre écrite de la capitale, datant du 24 août, est suivie de missives envoyées de Marseille, le 30 et le 31 octobre, de Nice le 15 et le 24 novembre, puis de nouveau de Marseille le 2 décembre. Arrivé en Espagne, à Figuières, Dillis envoie une autre lettre, le 8 décembre, avant de repartir pour l'Allemagne. De Strasbourg, il écrit à son frère le 19 décembre 1806.
À cette correspondance inédite s'ajoute un recueil de dessins, commandé par le prince héritier. Intitulé Voyage pittoresque dans le Midi de la France dessiné par Dillis, l'ensemble est constitué de 81 feuilles22. Provenant de la succession de Louis Ier, ce recueil, vraisemblablement resté intact, entre en 1868 dans les collections de la Staatliche Graphische Sammlung de Munich23. Il est constitué de feuilles indépendantes à peu près de la même taille, aujourd'hui présentées dans des passepartouts. Elles étaient destinées à être présentées dans un portefeuille24 et n'ont sans doute jamais étés collées dans un album ou assorties d'un montage. De nombreux dessins comportent des annotations au crayon, faites en bas sur la feuille, précisant l'endroit représenté et dans certains cas la date, permettant ainsi de suivre l'itinéraire des voyageurs. Ce recueil occupe une place singulière dans la carrière du peintre. En effet, Dillis pratiquait le dessin depuis sa formation à l'Académie de Munich et ses débuts en tant que maître de dessin auprès des familles nobles à Munich. Le corpus de dessins comprend environ 10 000 œuvres, si l'on inclut les feuilles de ses carnets d'esquisses25, et leur réalisation s'échelonne sur une période de soixante années. Différents types de dessins sont à distinguer dans son œuvre : le dessin de commande, le dessin spontané sur le vif et la copie d'après les maîtres anciens. Le Voyage pittoresque relève ainsi de la première catégorie, mais on constate qu'il exécute également de nombreux dessins sur le vif lors de ce voyage. Or, malgré le caractère officiel de cette commande – les dessins doivent documenter mais aussi célébrer le voyage du prince –, la sensibilité artistique et le regard humaniste du peintre transparaissent dans cet ensemble. De plus, ce voyage lui offre l'opportunité de se consacrer à l'art du paysage, d'observer la nature et les gens rencontrés, un plaisir pour lequel ses fonctions officielles lui laissaient de moins en moins de temps – ce qu'il regrettait souvent, à en croire sa correspondance avec Louis26. Ainsi, dans une lettre du 30 janvier 1807 adressée au prince héritier, Dillis exprime l'enthousiasme provoqué par le contact avec la nature et l'exercice de son activité artistique. Le peintre se souvient du plaisir procuré par ce voyage dans le Sud : « Je vis désormais dans la jouissance entière du souvenir de tous ces moments bienheureux, lesquels au sein de la nature et de l'art – et de la bienveillance de [votre] Grâce – ont fait pour moi de ce voyage le plus important de ma vie27. » Il évoque également les moments vécus et les sites contemplés lors de l'exécution de ces dessins : « Chaque joie, chaque bel objet m'apparaît de nouveau devant les yeux, je me sens inexprimablement heureux lors de l'exécution des études faites, qui m'ont procuré le délice répété des objets si importants pour mon domaine artistique28. »
Le recueil comporte des dessins choisis par l'artiste ainsi qu'un index des œuvres. Les vues de paysages obéissent à des normes artistiques strictes, à la fois d'un point de vue stylistique et technique. En effet, Dillis réalisait des esquisses dans la nature pendant le voyage en vue du recueil, et retravaillait les études de retour à Munich. Les dessins ont ainsi été faits en deux temps : d'abord esquissés au crayon, durant le voyage, puis achevés au lavis gris ou à l'aquarelle. Les œuvres révèlent une très bonne connaissance du médium et en particulier une maîtrise profonde de la technique du lavis, ce qui lui permet de saisir rapidement les traits d'un visage ou les caractéristiques d'un paysage. Il joue ainsi sur les lavis de gris pour créer de la profondeur et rythmer l'espace, et parvient à modeler la lumière par le seul biais des différences de teintes. La technique du lavis à encre brune ou grise permet à Dillis de saisir la luminosité des paysages parcourus, de jouer sur les contrastes d'ombre et de lumière, et suggère l'éloignement par l'échelonnement de tons, comme le montre la vue de Monaco (fig. 1). Cela lui permet aussi de rendre l'aspect vibrant des bords de mer, éclairés par le soleil du Sud qui se reflète sur les rochers. Dans les aquarelles, Dillis se sert également de la couleur du papier dans les zones qu'il laisse en réserve, afin de créer des effets de lumière dans ses paysages, comme dans le dessin fait à Domodossola (fig. 2).
1 Johann Georg von Dillis, Voyage pittoresque, 1806 : Monaco. Munich, Staatliche Graphische Sammlung, n. inv. 21591
2 Johann Georg von Dillis, Voyage pittoresque, 1806 : Domo d'Dossola. Munich, Staatliche Graphische Sammlung, n. inv. 21545
Outre le souci des effets d'ombre et de lumière, le rendu de la couleur préoccupe Dillis vraisemblablement déjà pendant le voyage. En effet, certaines feuilles comportent des indications relatives aux couleurs à utiliser pour la finition du dessin : l'aquarelle de Nice (n. 21583) porte ainsi en bas à gauche la note : « br.[aun]29 ». Dillis reprend la composition générale en même temps qu'il retravaille les détails30. Certains feuilles ont été utilisées recto et verso ; une autre aquarelle de Nice (fig. 3) montre sur le verso une vue différente de la ville au crayon.
3 Johann Georg von Dillis, Voyage pittoresque, 1806 : Nice. Munich, Staatliche Graphische Sammlung, n. inv. 21586
À ce recueil s'ajoutent d'autres dessins, inédits pour la majeure partie, qui ont été également exécutés durant ce voyage. Interrompus à différents états d'achèvement, ils n'ont pas été retenus par l'artiste pour constituer l'ensemble de Voyage pittoresque31. La Städtische Galerie im Lenbachhaus à Munich conserve ainsi de nombreux croquis en rapport avec ce séjour dans le Sud, ignorés par la recherche pendant longtemps, provenant de la succession de Dillis32. Certains ont été exécutés in situ durant le voyage et sont rapidement tracés à la plume et au crayon. Destinées à capturer sur le vif les caractéristiques d'un site, l'agencement des monuments dans l'espace ou l'ambiance d'un paysage, ces feuilles très personnelles se distinguent des dessins officiels du recueil de par leur taille plus réduite, leur moindre degré de finition et leur style graphique plus libre dans le trait. Le dessin « Paysage avec aqueduc » (Lenbachhaus, n. D 4130) porte un titre erroné car il s'agit en fait de Fréjus et son amphithéâtre (fig. 4). De petit format, tracé à la plume et au crayon, le dessin a servi d'aide-mémoire pour l'exécution de la feuille du recueil (fig. 5), indiquant en quelques traits l'agencement de l'amphithéâtre devant les montagnes à l'arrière-plan.
4 Johann Georg von Dillis, Paysage avec aqueduc, 1806. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus, n. inv. D 4130 (photographie de l'auteur)
5 Johann Georg von Dillis, Voyage pittoresque, 1806 : Fréjus, amphithéâtre. Munich, Staatliche Graphische Sammlung, n. inv. 21580
D'autres dessins étaient vraisemblablement commencés comme esquisse pour le recueil, mais, jugés probablement de qualité insuffisante par le peintre, ils n'ont pas été retenus pour l'ensemble et sont restés en possession de Dillis. Le dessin de Mondragon (Lenbachhaus, n. D 2885) en est un exemple ; bien que très fini et soigné dans l'exécution, il n'a sans doute pas été sélectionné pour le recueil à cause d'un pli dans la feuille33. De la même manière, une autre esquisse du Lenbachhaus (fig. 6), pas retenue non plus, montre l'aqueduc à Carpentras. La feuille possède les mêmes dimensions que les feuilles choisies pour le recueil et a été travaillée assez minutieusement, comme on le voit dans les parties aquarellées, pour être ensuite délaissée.
6 Johann Georg von Dillis, Aqueduc, 1806. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus, n. inv. D 6188 (photographie de l'auteur)
À travers la France, la Suisse et l'Italie
La décision d'entreprendre un voyage à travers la mittägliches Frankreich (la France méridionale) est prise en juillet, comme Dillis l'apprend à son frère dans une lettre du 16 juillet 1806. Le prince, le peintre et les autres voyageurs partent de Paris après le 24 août, selon la date d'une autre lettre à son frère. Le groupe autour de l'artiste et du prince emprunte les routes fréquentées habituellement par les autres touristes et leur moyen de transport est la calèche. Dès son départ de la capitale, Dillis commence à dessiner les sites qu'il juge les plus beaux ou les plus pittoresques rencontrés sur son chemin : un dessin, qui ne fut pas inclus dans le Voyage pittoresque, montre ainsi la ville de Valenton, près de Paris34. Exécuté à Fontainebleau, le premier dessin du recueil montre le parc du domaine (fig. 7). Sans la faible présence de la silhouette du château à l'arrière-plan, la scène pourrait se situer dans un autre endroit, plus anonyme. Ce n'est ni le bâtiment majestueux de la Renaissance, ni le jardin à la française sur lesquels Dillis se concentre, mais la nature presque sauvage qui se libère de toute emprise architecturale.
7 Johann Georg von Dillis, Voyage pittoresque, 1806 : Fontainebleau. Munich, Staatliche Graphische Sammlung, n. inv. 21514
La route se poursuit par Auxerre, où il transcrit dans son dessin l'architecture médiévale de la ville, avec la cathédrale gothique Saint-Étienne et l'abbaye Saint-Germain35. Le fleuve, l'Yonne, occupe le centre d'une composition très travaillée et picturale, mettant en scène la vie quotidienne des habitants, comme les laveuses avec leur planche à laver (fig. 8). En Bourgogne, les voyageurs s'arrêtent à Autun, l'ancienne ville romaine d'Augustodunum. Dillis y dessine les monuments célèbres, témoignage du passé antique, comme la Porte d'Arroux (n. 21519), la Porte Saint André (fig. 9) ou le temple de Janus (n. 21517). Deux de ces dessins sont datés, « Temple de Janus à Autun le 30 août » et « St. André, Autun, 31 août 1806 », montrant que les voyageurs progressent rapidement et ne s'attardent pas. Pourtant, à chaque étape du périple, l'artiste dessine avec le plus grand soin les Sehenswürdigkeiten, les monuments connus et les curiosités d'un lieu, en prenant soin de les représenter dans leur environnement naturel. Les prochaines étapes sont Besançon et Ornans (Lenbachhaus, D 2718), puis les voyageurs longent le lac Léman, en passant par Ferney-Voltaire (n. 21527), Douvaine (n. 21528) ou Meillerie (n. 21530-21532). Chaque escale est illustrée par un ou plusieurs dessins : une aquarelle faite à Douvaine montre les voyageurs faisant une pause, les deux calèches arrêtées sur la route (fig. 10). Du côté suisse, le groupe prend la route vers Martigny (n. 21533), en passant par Vouvry (ce lieu fut appelé Vauvrier jusqu'au milieu du XIXe siècle ; n. 21529) et Bex. À Martigny, Dillis dessine le château de La Bâtiaz (n. 21533, fig. 11). Mais il insiste moins sur le rendu du monument médiéval, riche d'histoire, et le présente dans un cadre harmonieux avec la nature.
8 Johann Georg von Dillis, Voyage pittoresque, 1806 : Auxerre. Munich, Staatliche Graphische Sammlung, n. inv. 21516
9 Johann Georg von Dillis, Voyage pittoresque, 1806 : Autun, Porte Saint André. Munich, Staatliche Graphische Sammlung, n. inv. 21518
10 Johann Georg von Dillis, Voyage pittoresque, 1806 : Douvaine, Groupe de voyageurs. Munich, Staatliche Graphische Sammlung, n. inv. 21528
11 Johann Georg von Dillis, Voyage pittoresque, 1806 : Martigny. Munich, Staatliche Graphische Sammlung, n. inv. 21533
Les voyageurs prennent ensuite la route du Simplon (n. 21539-21540, fig. 12), s'arrêtant à Sion (n. 21534-21536) et Sierre (n. 21538). Passant le col du même nom, cette voie située dans le Valais est un passage emprunté depuis des siècles par les voyageurs. La route, proprement équipée sous Napoléon entre 1801 et 1805, par l'ingénieur Nicolas Céard, avait pour objectif d'ouvrir un passage à l'artillerie impériale. Ce chemin reliait alors le lac Léman au lac Majeur, par la vallée du Rhône et le Simplon, et permettait également de rallier Milan, alors capitale de l'Italie, à Paris et à Genève. Dans son aquarelle, Dillis montre la route en cours d'achèvement. Une fois encore, l'artiste transcrit sur une feuille le déroulement physique du voyage, plus qu'il ne met en scène le panorama des montagnes.
12 Johann Georg von Dillis, Voyage pittoresque, 1806 : La Route du Simplon. Munich, Staatliche Graphische Sammlung, n. inv. 21540
Arrivés en Italie, Dillis et ses compagnons s'arrêtent à Varzo (n. 21541-21542), Domodossola (n. 21545, fig. 2), Gravellona (n. 21543) et contournent le lac Majeur en s'arrêtant à Feriolo (n. 21544, 21546-21548). Puis ils poursuivent la route vers Milan, où Louis rend visite à sa sœur, Augusta Amélie, épouse d'Eugène de Beauharnais, vice-roi d'Italie. Après leur séjour dans la capitale du royaume d'Italie, sur le chemin du retour vers la France, les voyageurs traversent la Savoie, passant cette fois par le mont Cenis, s'arrêtant à Montmélian (n. 21555-21556) puis à Sassenage, près de Grenoble (n. 21557-21558). Ils se dirigent ensuite vers la Provence en descendant le long du Rhône et visitent tous les sites célèbres : Valence (Lenbachhaus, D 2883), Mondragon (Lenbachhaus, D 2885), la vallée du Vaucluse (n. 21561-21564, fig. 13), Orange (n. 14953)36, Carpentras (Lenbachhaus, n. D 6188, fig. 6), Avignon (Lenbachhaus, D 6437, D 6440) et Nîmes (n. 21567). Ils se rendent aussi au pont du Gard (Lenbachhaus, D 4134), à Beaucaire (n. 21570), Saint-Rémy-de-Provence (n. 21571-21573, fig. 14), Saint-Chamas (n. 21575), Arles (n. 21576) et Aix-en-Provence (n. 21577).
13 Johann Georg von Dillis, Voyage pittoresque, 1806 : Vaucluse. Munich, Staatliche Graphische Sammlung, n. inv. 21561
14 Johann Georg von Dillis, Voyage pittoresque, 1806 : Saint-Rémy-de-Provence. Munich, Staatliche Graphische Sammlung, n. inv. 21573
Le groupe s'arrête à Marseille ; l'artiste envoie à son frère une lettre datée du 31 octobre, puis poursuit la route vers Nice, avec une escale à Fréjus (n. 21579-21582, fig. 5 ; Lenbachhaus, n. D 4130, fig. 4), jusqu'à Monaco (n. 21591-21593, fig. 1) et Menton (n. 21594). Les voyageurs séjournent plusieurs jours à Nice, où Dillis écrit deux lettres à Ignaz, datées du 15 et du 24 novembre. La ville de Nice semble en effet avoir stimulé l'activité artistique et aiguisé le regard du peintre ; il représente à plusieurs reprises à la fois le chemin qui mène vers Nice, la vue sur la ville, sur le port ou encore le bord de mer (n. 21583-21590, fig. 3). Mais c'est plus particulièrement la baie, dominée par la colline rocheuse, que Dillis représente sur plusieurs feuilles, en choisissant pour chaque vue un nouvel angle (n. 21583, 21585, 21587, 21588). De même, à Monaco, l'artiste dessine plusieurs vues de la baie et du rocher, notamment du côté Est du rocher37. Les voyageurs se dirigent ensuite de nouveau vers Marseille (lettre du 2 décembre) avant d'entamer le chemin vers l'Espagne, où ils arrivent quelques jours plus tard, le 8 décembre, comme en témoigne une nouvelle lettre de Dillis à Ignaz.
Un souci archéologique, un regard humaniste
Le prince héritier Louis, grand mécène des arts, avait un goût prononcé pour l'archéologie et l'Antiquité gréco-romaine, qui s'est développé lors de son premier voyage en Italie en 1804-1805, lequel s'inscrivait dans l'esprit du temps et la tradition du Grand Tour. La volonté de collectionner des sculptures antiques amena le futur roi à envoyer Dillis, son chargé des arts, maintes fois en Italie pour acquérir des œuvres gréco-romaines, notamment le Faune Barberini, pour la Glypthothek de Munich, érigée entre 1816 et 1830 par l'architecte Leo von Klenze. Le recueil du Voyage pittoresque regroupe ainsi de nombreuses représentations minutieuses des monuments antiques, tels que la Maison carrée à Nîmes, l'Arc de triomphe à Orange, les ruines à Saint-Rémy-de-Provence (fig. 14) ou encore les amphithéâtres d'Arles ou de Fréjus38 (fig. 5). La richesse de ces témoignages du passé, ainsi que leur état de conservation impressionnent l'artiste. Il note dans une lettre du 31 octobre que « le temple romain à Nîmes, appelé Maison carrée, est aussi bien conservé que n'importe quel monument en Italie », et que « l'antique conduit d'eau du Gard, appelée Pont du Gard, est un chef-d'œuvre romain39. » Comme pour le mausolée cénotaphe romain, dit le Tombeau de Jules (fig. 14), à Saint-Rémy-de-Provence, Dillis livre des études détaillées de certains monuments antiques, rendant les caractéristiques architecturales avec soin, répondant ainsi aux attentes du prince. La fascination pour les antiquités romaines dans le Sud de la France s'était manifestée dès le dernier quart du XVIIIe siècle dans la presse allemande. La revue allemande Deutsches Magazin publie, en 1794, le récit que fait Friederike Brun (1765-1835), l'écrivain danoise d'origine allemande, du voyage à travers le Sud de la France, récit qui contient notamment de méticuleuses descriptions des monuments anciens à Nîmes40. Mais l'auteur ne s'intéresse guère à Saint-Rémy-de-Provence, qui n'est mentionné que brièvement41. En effet, le site n'est, à ce moment-là, pas encore considéré comme site antique majeur pour les voyageurs étrangers et les artistes. Il faut attendre le début du XIXe siècle pour cela. Pourtant, dès le XVIIIe siècle, on en trouve des descriptions dans les recueils d'antiquités. Ainsi, l'abbé Papon, dans son ouvrage monumental L'Histoire générale de Provence de 1777, mentionne l'arc de triomphe et le mausolée antiques de Saint-Rémy-de-Provence42. Mais c'est le frère du roi, le futur Louis XVIII, visitant Nîmes et Saint-Rémy-de-Provence43, qui rend le site de plus en plus populaire. Dès lors les passages décrivant les monuments antiques de Saint-Rémy se multiplient, d'abord dans les ouvrages d'historiens locaux, puis dans des écrits d'antiquaires et d'archéologues parisiens tels qu'Aubin-Louis Millin et son Voyage dans les départemens du Midi de la France44. De même, Hubert Robert dans son cycle Monuments de la France avait déjà représenté le mausolée et l'arc de triomphe de Saint-Rémy-de-Provence, mais en les regroupant avec les monuments antiques d'Orange45. Ce n'est cependant pas encore un endroit incontournable pour les étrangers. Si la ville devient de plus en plus citée par les écrits savants français dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, artistiquement le site reste moins exploité que d'autres monuments antiques, tels que le pont du Gard, l'Arc de triomphe d'Orange ou la Maison carrée de Nîmes.
À côté des ruines antiques, Dillis dépeint avec soin des sites historiques. Ainsi, quatre dessins montrent le site de Fontaine-de-Vaucluse (n. 21561-21564). Cet endroit commence à être représenté par les peintres déjà au XVIIIe siècle, à la fois pour la beauté de l'endroit, avec sa profonde vallée, entourée des monts de Vaucluse, traversée par la Sorgue qui prend sa source à la fontaine de Vaucluse, mais aussi parce qu'il est, historiquement, associé au poète italien Pétrarque, qui y séjourna fréquemment. Hubert Robert fut parmi les premiers à représenter le site46, mais d'autres artistes, français et étrangers, furent également fascinés par l'endroit. Dillis et le prince héritier s'y rendent à leur tour, en chemin pour Marseille. Un des dessins porte l'inscription « a Vauclus 19ter oct.1806 » (fig. 13). Il représente à la fois la fontaine elle-même (n. 21564), ainsi que des vues du village ou encore des maisons construites sur les berges de la Sorgue. Sensible à cette association historique du site et de Pétrarque, Dillis écrit dans une lettre à son frère, datée du 31 octobre : « À Avignon, à la fontaine de Vaucluse, mon cœur se réjouissait : j'honorais la mémoire de Pétrarque à travers de nombreuses esquisses47. » En effet, malgré les multiples feuilles consacrées aux monuments antiques, les vues de la nature dominent cet ensemble du Voyage pittoresque48 et, dans une lettre à son frère, il écrit que « la nature ici est tout aussi belle […] que dans n'importe quelle partie de l'Italie49 ». Cette primauté montre explicitement les affinités de Dillis pour le genre du paysage, qu'il enseignait également en tant que professeur à l'Académie de Munich de 1808 à 1814.
Hormis sa prédilection pour les paysages, Dillis s'intéresse aux habitants des lieux qu'il visite. Cette attention aux particularités sociales d'une région était déjà présente lors de ses excursions à travers sa Bavière natale. Aussi, en 1786, Lord Rumford lui avait demandé de dessiner les plus belles régions des montagnes bavaroises. Dans les années suivantes, et particulièrement en 1803, à l'occasion de ses visites d'églises et de cloîtres en Bavière afin de préparer la sécularisation, il avait dessiné les costumes folkloriques propres à chaque région et, poursuivant ainsi son exploration picturale des traditions locales, il était l'un des premiers artistes à représenter des habitants50. Il détaillait non seulement le costume, mais attachait aussi une grande importance à l'expression des visages de ses modèles51, insistant sur les traits marquants du visage et ses différentes expressions. Au-delà d'un simple catalogue de costumes, Dillis représentait les différents individus rencontrés lors de ses voyages. Arrivé en Italie, il dessinait à plusieurs reprises les tenues des femmes, notamment à Feriolo ou à Domodossola ; sur le verso de la feuille exécutée à Domodossola, il redessinait l'endroit au crayon et ses habitants et précisait son intérêt pour les traditions vestimentaires (« Costumes a Domo d'Osula », fig. 2).
Cette attention à l'être humain est en effet une constante dans l'œuvre de Dillis. Il exécuta plusieurs portraits – d'inconnus, des personnes issues de groupes sociaux bien particuliers, comme les « Arme-Leute-Darstellungen » (représentations de gens pauvres), ou encore des membres de sa famille (le plus souvent son frère cadet, Cantius). De même, lors de son voyage dans le Sud de la France, il attacha un soin particulier à la représentation fidèle de chaque caractéristique des régions parcourues, des costumes locaux et des habitants – paysans, pêcheurs, villageois (fig. 9). Dillis dessinait tout au long de ses voyages des scènes de la vie quotidienne ; ces portraits des « petites gens » sont omniprésents dans son œuvre et montrent son attachement profond à une classe sociale dont lui-même était issu. Les figures dépassent alors l'anecdotique pour assumer une dimension anthropologique. La représentation d'individus en groupe dans la nature apparaît aussi caractéristique et omniprésente dans l'œuvre de Dillis. Il dessine ainsi le groupe de voyageurs s'arrêtant à une auberge (fig. 10) à Douvaine, en Haute-Savoie, ou encore des bourgeois assemblés sur la plage à Nice (fig. 3). Un dessin rapidement exécuté au crayon (Lenbachhaus, D 6261) représente également les autres voyageurs lors d'une halte au pied du mont Ventoux, dans le Vaucluse. Il retranscrit et scrute avec un œil avisé son entourage social et montre également à travers ses dessins l'intimité qui le lie à ses compagnons de voyage. Souvent, il dessine des individus accomplissant leur travail quotidien, comme les laveuses à Auxerre (fig. 8). Sur la plage de Nice, Dillis prend soin de distinguer les bourgeois, qui y vont pour le loisir, des pêcheurs qui ramassent leurs filets (fig. 3), et il précise sur la feuille « a Niza, pêcheurs, bourgeois ».
Le recueil réunit différents types de dessins et témoigne de l'approche artistique originale de Dillis. S'y rejoignent en effet deux tendances de la peinture de paysage : le genre italianisant et la tendance hollandaise. Dillis avait une profonde connaissance et estime pour ces deux écoles. En effet, dans le corpus de son œuvre se trouvent de nombreuses copies d'après les maîtres du XVIIe siècle – Claude Lorrain, Nicolas Poussin et Gaspard Dughet pour le paysage classique, et Allaert van Everdingen et Jacob van Ruisadel pour le paysage nordique52. L'influence du paysage classique de Claude Lorrain se voit surtout dans les paysages du Sud, parsemés de ruines antiques, dans un équilibre avec la nature environnante. Si Dillis était marqué par les compositions classiques idéales, il excellait également dans la représentation d'une nature sauvage. La tendance hollandaise est prédominante dans les dessins exécutés dans les environs de Paris (fig. 7), d'Auxerre et près de la frontière suisse, où l'harmonie entre l'homme et la nature évolue dans des paysages à caractère sauvage. Dans les feuilles dessinées dans la vallée du Rhône, en Savoie, dans le Piémont ou encore en Provence, les représentations du monde rural témoignent du contact de Dillis avec l'œuvre de l'artiste lyonnais Jean-Jacques de Boissieu (1736-1810). À l'occasion de sa visite à Paris, il eut en effet l'opportunité de voir des œuvres de l'artiste lyonnais au musée Napoléon, où étaient conservés plusieurs de ses dessins. Comme Boissieu, Dillis est très sensible à l'habitat rural, notamment aux fermes dans les montagnes, qu'il représente dans de nombreuses feuilles. Aussi l'intérêt et la caractérisation individuelle des gens rencontrés au cours du voyage font preuve de la même sensibilité artistique constatée chez Boissieu. La technique du lavis gris utilisée par Dillis dans plusieurs dessins est une autre marque, sans doute, du contact avec l'œuvre de l'artiste lyonnais53. Au-delà de la maîtrise technique et stylistique, le Voyage pittoresque révèle une sensibilité artistique particulière, non seulement face à la culture française, mais aussi face aux paysages et aux habitants de la France.
L'ordinaire versus le sublime
La nature, telle qu'elle est vue et transcrite par Dillis tout au long de cette traversée de la France, de la Suisse et de l'Italie, diffère de la vision esthétique d'autres peintres. De nombreux artistes étrangers découvrent à la même époque la France et la Suisse. William Turner, lors de son premier voyage sur le continent en 1802, visite plusieurs des endroits que Dillis représentera quatre ans plus tard. L'un et l'autre artiste partent de Paris et traversent une partie de la France pour se rendre en Suisse. Turner prend aussi le chemin qui passe par Auxerre. Dans cette ville, puis à Autun, il fait de nombreuses esquisses dans son carnet (France, Savoy, Piedmont sketchbook, Londres, Tate Gallery, TB LXXIII)54. Mais il parcourt par la suite les massifs montagneux du Mont Blanc et le corridor du Brenner. Plus tard, il retourne en Suisse et représente différentes vues des Alpes qui témoignent de la même fascination pour le caractère majestueux des montagnes55. C'est en effet au XVIIIe siècle que la perception des Alpes change et les artistes, influencés par la littérature du siècle des Lumières, commencent à s'approprier cette nature, autrefois considérée comme hostile et peu à même de nourrir une vision esthétique56. Contrairement à Turner57, qui cherche surtout à représenter l'expérience physique et spirituelle face au sublime58, en multipliant les vues de montagnes ou de ravins escarpés, Dillis s'attache à représenter les monuments connus et les sites naturels célèbres, documentant aussi les conditions matérielles du voyage, les routes (fig. 10, 12) et les habitants des villages parcourus. Il cherche moins les vues spectaculaires et ce sont le plus souvent les paysages ordinaires qui retiennent son attention. Les montagnes sont en effet beaucoup moins présentes et dominantes dans ses œuvres que dans celles de Turner. De même, la relation et la compréhension de la nature diffèrent de celle de l'artiste anglais ; les vues des paysages quotidiens de Dillis témoignent d'une approche intime de la nature, d'une harmonie profonde entre l'homme et son environnement, un sentiment qu'on retrouve dans les dessins de sa Bavière natale. À cette approche esthétique différente s'ajoute une technique divergente : Turner utilise, dans ses carnets de 1802, principalement le crayon, et la plupart des dessins sont rehaussés de craie blanche ou noire59. Dillis, en revanche, trace ses dessins au crayon pour les finir, après son retour à Munich, au lavis gros ou brun. De même, les esquisses exécutées durant le voyage sont faites pour la plupart au crayon et à la plume.
Johann Georg von Dillis ne retourna en France qu'une seule fois après ce voyage : en 1815, alors qu'il est en mission officielle à Paris pour rapporter à Munich les œuvres d'art dérobées par les armées napoléoniennes. En revanche, il fit de nombreux voyages en Italie, à la fois de par sa fonction officielle de conservateur, afin d'acquérir des œuvres pour les collections royales, mais également en tant qu'accompagnateur du prince héritier lors du voyage à Rome, Naples et Sicile en 1817-1818. Lors de ces séjours en Italie, Dillis continue à dessiner les paysages et les monuments célèbres. Cependant, ces œuvres ne révèlent pas le même souci d'homogénéité et de récit que les dessins du Voyage pittoresque. Ces derniers n'ont été que partiellement publiés et étudiés dans les catalogues d'exposition et monographies consacrés à l'artiste ces dernières années60, et ils n'ont fait l'objet d'aucune étude d'ensemble. De manière similaire, le voyage en Provence de Dillis n'a pas suscité de recherche spécifique : ses dessins autorisent néanmoins qu'on aborde de nouveaux points dans le champ des relations artistiques franco-allemandes. Bien au-delà d'une simple commande des plus belles vues de la France, cet ensemble montre la sensibilité et le regard avisé d'un artiste curieux et intuitif qui cherchait non seulement la représentation des régions parcourues, mais l'enregistrement visuel de leurs particularités culturelles, historiques et sociales sur la feuille de papier. Si certains dessins témoignent du regard imposé, d'autres en revanche sont l'expression de la passion de Dillis pour la nature et les hommes. Les lettres envoyées au frère de l'artiste soulignent encore son regard curieux, avide de saisir chaque détail de son environnement – des monuments et paysages vus aux gens croisés sur sa route. Il s'agit également d'un témoignage artistique exceptionnel sur les voyages culturels et touristiques au début du XIXe siècle.
Crédit photographique:
Pour toutes les images sauf 4 et 6: © Staatliche Graphische Sammlung München
Images 4 et 6: © Frauke Josenhans
How
to cite this article:
Frauke Josenhans, « Vers le Sud
: le voyage de Johann Georg von Dillis à travers la France, la
Suisse et l'Italie en 1806 », in: RIHA Journal 0026
(8 July 2011), URN + URL: (date of access: [please add]).
1 Je voudrais adresser mes remerciements à Olivier Bonfait, à la fois pour sa relecture critique et ses remarques constructives. Le voyage de Johann Georg von Dillis dans le Sud de la France est étudié dans le cadre de ma thèse de doctorat « Avant le Sud, la Provence vue par les peintres allemands (1760-1860) », sous sa direction à l'université de Provence, Aix-Marseille I. De même, je tiens à remercier Catherine Brand, Sarah Boyer et Edouard Kopp pour leurs conseils précieux lors de la rédaction de cet article.
2 Marie-Paule Vial, « Die Schule von Marseille », in : Im Licht des Südens. Marseille zu Gast, cat. exp., Hambourg, Hamburger Kunsthalle, Brême, Hachmannedition, 2006, p. 11-16.
3 Méditerranée de Courbet à Matisse, cat. exp., Paris, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 2000, p. 34-40.
4 Vincent Pomarède, « Le 'Grand Tour' en Provence. Peindre en Provence au temps des néoclassiques », in : Sous le soleil, exactement. Le paysage en Provence, du classicisme à la modernité (1750-1920), cat. exp., Marseille, Musée des Beaux-Arts, Montréal, Musée des beaux-arts, Gand, Snoeck, 2005, p. 2-15, en particulier p. 10.
5 In the Light of Italy : Corot and Early Open-Air Painting, Philip Conisbee et al. (dir.), cat. exp., National Gallery of Art, Washington, The Brooklyn Museum, The Saint Louis Art Museum, 1996-1997, Washington, National Gallery of Art, 1996 ; Paysages d'Italie : les peintres du plein air (1780-1830), cat. exp., Paris, Galeries nationales du Grand Palais, Mantoue, Palazzo Te, 2001, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 2001 ; Kennst du das Land : Italienbilder der Goethezeit, Frank Büttner et Herbert W. Rott (dir.), cat. exp., Munich, Neue Pinakothek, 2005, Cologne, Pinakothek-Dumont, 2005 ; Viaggio in Italia : Künstler auf Reisen 1770-1880. Werke aus der Sammlung der Staatlichen Kunsthalle Karlsruhe, cat. exp., Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe, Munich, Deutscher Kunstverlag, 2010.
6 Wolfgang Becker, Paris und die deutsche Malerei : 1750-1840, Munich, Prestel-Verlag, 1971 ; Bénédicte Savoy, « Peintres berlinois à Paris : 1800-1820 », in : Marie-Claude Chaudonneret (dir.), Les Artistes étrangers à Paris : de la fin du Moyen Âge aux années 1920, colloque organisé par le Centre André Chastel, 2005, Berne, Peter Lang, 2007, p. 157-175, en particulier p. 158-160. La formation des peintres allemands à Paris entre 1793 et 1870 est actuellement étudiée par le projet de recherche franco-allemand « ArtTransForm. Formations artistiques transnationales entre la France et l'Allemagne, 1793-1870 » (Agence nationale de la recherche / Deutsche Forschungsgemeinschaft), sous la direction de France Nerlich et Bénédicte Savoy.
7 Jeremy Black, Italy and the Grand Tour, New Haven, Londres, Yale University Press, 2003, p. 23- 32.
8 Ibid., p. 15 : Sacheverell Stevens, Miscellaneous Remarks Made on the Spot in a Late Seven Years Tour through France, Italy, Germany and Holland, Londres, c. 1756, p. 82-91.
9 Jeremy Black, France and the Grand Tour, New York, Palgrave Macmillan, 2003, p. 2-3.
10 Black, France and the Grand Tour, p. 35-36, 174.
11 Black, France and the Grand Tour, p. 34, 80-81.
12 Louis Legrand Noble, The Life and Works of Thomas Cole, Cambridge, Harvard University Press, 1964, p. 230-231.
13 Benjamin Thompson, comte de Rumford (1753-1814), physicien américain et au service de l'électeur de Bavière Charles Théodore (1724-1799). Il fonda en 1789 l'Englischer Garten, le parc public de Munich.
14 Barbara Hardtwig, « Spontaneität und Staatsdienst. Zu Leben und Werk von Johann Georg Dillis », in : Johann Georg von Dillis (1759-1841) : Die Kunst des Privaten. Zeichnungen aus dem Nachlass des Historischen Vereins von Oberbayern, Barbara Hardtwig (dir.), cat. exp., Munich, Lenbachhaus, Hambourg, Hamburger Kunsthalle, Cologne, Wienand Verlag, 2003, p. 24-25.
15 Christoph Heilmann, « Dillis und die Landschaftsmalerei um 1800 in England und Frankreich », in : Johann Georg von Dillis 1759-1841 : Landschaft und Menschenbild, Christoph Heilmann (dir.), cat. exp., Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen, Neue Pinakothek, Dresde, Staatliche Kunstsammlungen Dresden, Albertinum, Munich, Prestel-Verlag, 1991, p. 14.
16 Carnet de Johann Georg von Dillis, 1806, Munich, Staatliche Graphische Sammlung, inv. 1919 : 132 B ; Frauke Josenhans, Johann Georg von Dillis (1759-1841) : un peintre allemand à Paris au début du xixe siècle, mémoire de Master 2 sous la direction d'Olivier Bonfait, École du Louvre, 2007.
17 Frauke Josenhans, « Le carnet de voyage de Johann Georg von Dillis (1806) », in : Histoire de l'art, n. 64, 2009, p. 103-112.
18 Le prince héritier réside à Paris depuis janvier pour répondre à la visite de Napoléon à Munich : Richard Messerer (éd.), Briefwechsel zwischen Ludwig I. von Bayern und Georg von Dillis 1807-1841, Munich, C. H. Beck, 1966, p. XVII.
19 Deux lettres de recommandation, datées du 2 décembre 1806 en témoignent : la première de Felipo Mazzarelli à Marseille adressée à Pedro Vilar à Barcelone et une autre lettre de Pietro Banigalupio [?] à Marseille, adressée à Giuseppe Fortini à Barcelone, concernant la venue de Dillis (Munich, Historischer Verein von Oberbayern : Nachlass Dillis).
20 Cette correspondance a été publiée par Richard Messerer, Briefwechsel zwischen Ludwig I. von Bayern und Georg von Dillis 1807-1841, Munich, C. H. Beck, 1966.
21 Ces lettres, qui faisaient partie de la succession de Dillis, n'ont pas été cataloguées et sont réunies ensemble (Munich, Historischer Verein von Oberbayern : Nachlass Dillis).
22 Johann Georg von Dillis, Voyage pittoresque dans le Midi de la France, Munich, Staatliche Graphische Sammlung, inv. 21514-21594.
23 Johann Georg von Dillis (1759-1841) : Die Kunst des Privaten, 2003, p. 212, note 6.
24 Richard Messerer, « Georg von Dillis : Leben und Werk », in : Oberbayrisches Archiv, t. 84, Munich, Historischer Verein von Oberbayern (éd.), 1961, p. 12.
25 Barbara Hardtwig, « Johann Georg von Dillis und sein Zeichnungswerk », in : Johann Georg von Dillis (1759-1841) : Die Kunst des Privaten, 2003, p. 41.
26 Lettre du 26 juillet 1817 au prince héritier Louis, citée d'après Messerer, Briefwechsel, p. 480-481 : « [...] 'Anch'io sono pittore'. Bissher musste ich oft mit Wehmuth dem traurigen Gedanken unterliegen, dass ich den ungeheuer gesammelten Reichthum an Studien nie werde zur Ausbeute bringen können, erdrückt von lauter Berufsgeschäften, die mir doch nur ein kümmerliches Leben gewähren [...]. »
27 Messerer, Briefwechsel, p. 3 : « Ich lebe jetzt im völligen Genusse der Rückerinnerung aller jener seligen Augenblicke, welche im Schoße der Natur und Kunst – und des allergnädigsten Wohlwohlens mir diese Reise zur wichtigsten meines Lebens machten. »
28 Messerer, Briefwechsel, p. 3 : « Jede Freude, jeder schöne Gegenstand schwebt jetzt wieder lebhaft vor meinen Augen, ich fühle mich unaussprechlich glücklich bey der Ausarbeitung der gemachten Entwürfe, die mir den wiederholten Genuss der für mein Kunstfach so wichtigen Gegenstände verschafften. »
29 Johann Georg von Dillis 1759-1841 : Landschaft und Menschenbild, 1991, p. 244.
30 Johann Georg von Dillis 1759-1841 : Zeichnungen und Aquarelle aus den Sammlungen des Historischen Vereins von Oberbayern im Stadtarchiv München, cat. exp., München, Palais Preysing, 1989, Munich, Bayerische Vereinsbank, 1989, p. 73.
31 De nombreux dessins en lien avec ce voyage sont conservés à la Städtische Galerie im Lenbachhaus, à Munich. Voir : Johann Georg von Dillis (1759-1841) : Die Kunst des Privaten, 2003, p. 212, 214.
32 Sa famille hérite après la mort de l'artiste des nombreux dessins et lettres, qui sont acquis en 1896 par le Historischer Verein von Oberbayern et aujourd'hui conservés à la fois à la Städtische Galerie im Lenbachhaus et au Stadtarchiv de Munich.
33 Johann Georg von Dillis (1759-1841) : Die Kunst des Privaten, 2003, p. 212, n. 74.
34 Johann Georg von Dillis (1759-1841) : Die Kunst des Privaten, 2003, p. 214, n. 75. Valenton bei Paris, Munich, Lenbachhaus, inv. D 3235.
35 Johann Georg von Dillis 1759-1841 : Landschaft und Menschenbild, 1991, p. 240.
36 Ce dessin, à l'exécution très soignée, ne fait pas partie de l'ensemble du Voyage pittoresque. Il porte l'inscription : « a Orange arc triomphale Georg v. Dillis 1806 » [sic].
37 Je voudrais remercier Roland Courtot pour ce renseignement.
38 Heinrich Höhn, Leben und Werke des Landschaftsmalers Georg von Dillis, Inaugural-Dissertation der I. Sektion der Hohen Philosophischen Fakultät der K.B. Ludwig-Maximilians-Universität München, Strasbourg, Heitz, 1908, p. 19-21.
39 Lettre du 31 octobre, Marseille (Munich, Historischer Verein von Oberbayern : Nachlass Dillis) : « Der römische Tempel in Nismes, genannt Maison Carée ist so gut erhalten, als irgenein Denkmal in Italien. […] Die antike Wasserleitung zu Gard, genannt Pont du Gard ist ein römisches Meisterstück. »
40 Friederike Brun, « Reise von Montpellier über Nismes nach Marseille », in : Deutsches Magazin, 1794, vol. 7, p. 204-223, en particulier p. 209-211.
41 Brun, « Reise von Montpellier über Nismes nach Marseille », p. 216.
42 Abbé Papon, L'Histoire Générale de Provence, œuvre maîtresse de l'abbé Papon, Paris, 1777-1786, t. 4, p. 728.
43 M. l'abbé Lamy, Description de deux monuments antiques qui subsistent dans la ville de Saint-Remy en Provence, dont l'Estampe est dédié à Monsieur, frère du Roi, Paris, chez Pasquier, à Avignon & à Saint-Remy, à la Poste aux Chevaux, 1779.
44 Aubin-Louis Millin, Voyage dans les départemens du Midi de la France, 5 t., Paris, De l'Imprimerie impériale, 1807-1811.
45 Hubert Robert, L'Arc de Triomphe et l'amphithéâtre d'Orange, 1787, Paris, musée du Louvre ; Paula Rea Radisich, « Dining Amid the Ruins. Hubert Robert's Les Monuments de la France », in : Paula Rea Radisich, Hubert Robert. Painted Spaces of the Enlightenment, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 97-116.
46 La Fontaine de Vaucluse, 1783, Avignon, musée Calvet.
47 Lettre du 31 octobre, Marseille (Munich, Historischer Verein von Oberbayern : Nachlass Dillis) : « In Avignon, an dem Brunnen zu Vauclus erfreute sich mein Herz : ich ehrte das Andenken des Petrarch durch viele Skitzen. »
48 Waldemar Lessing, Johann Georg von Dillis als Künstler und Museumsmann, Munich, Verlag F. Bruckmann, 1951, p. 67.
49 Lettre du 31 octobre, Marseille (Munich, Historischer Verein von Oberbayern : Nachlass Dillis) : « Die Natur ist hier so schön […] als in irgendeinem Theile Italiens. »
50 Hardtwig, « Spontaneität und Staatsdienst », p. 26.
51 Volkstracht und Landschaft in Altbayern : ihre Entdeckung um 1800 durch Johann Georg von Dillis und seine Zeitgenossen, Gisela Scheffler (dir.), cat. exp., Munich, Staatliche Graphische Sammlung, 1991-1992, Munich, Staatliche Graphische Sammlung, 1991, p. 14, entre autres 173 et 196.
52 Hardtwig, « Johann Georg von Dillis und sein Zeichnungswerk », p. 45-46.
53 Hardtwig, « Spontaneität und Staatsdienst », p. 27.
54 David Hill, Turner in the Alps : the journey through France & Switzerland in 1802, Londres, George Philip, 1992, p. 25-43.
55 Turner and the Sublime, Andrew Wilton (dir.), cat. exp., Toronto, Art Gallery of Ontario, New Haven, Yale Center for British Art, London, British Museum, 1981, Londres, British Museum Publications, 1980, p. 173-179.
56 Eva Maringer, « Die Alpen : Faszination und Schrecken ferner Gipfel », in : Orte der Sehnsucht : Mit Künstlern auf Reisen, Hermann Arnhold (dir.), cat. exp., Münster, LWL-Landesmuseum für Kunst-und Kulturgeschichte, 2008-2009, Regensburg, Schnell & Steiner, 2008, p. 340-365, en particulier p. 341-345.
57 Maringer, « Die Alpen : Faszination und Schrecken ferner Gipfel », p. 354-357.
58 Le philosophe irlandais Edmund Burke (1729-1797) défend dans son traité A Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful (1757) une esthétique du sublime, déclenchée par la grandeur ou la magnificence de certains objets, qui s'oppose aux plaisirs procurés par le beau. Voir aussi : Baldine Saint Girons, « Le paysage et la question du sublime »; in : Le Paysage et la Question du sublime, Valence, musée de Valence, 1997, Paris, Réunion des musées nationaux, 1997, p. 75-118, en particulier p. 80.
59 Turner en France : aquarelles, peintures, dessins, gravures, carnets de croquis, cat. exp., Jacqueline et Maurice Guillaud (dir.), Paris, Centre culturel du Marais, Paris, 1981, p. 40, 52, 69.
60 Johann Georg von Dillis 1759-1841 : Zeichnungen und Aquarelle, 1989; Johann Georg von Dillis 1759-1841 : Landschaft und Menschenbild, 1991; Johann Georg von Dillis (1759-1841) : Die Kunst des Privaten, 2003.
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