RIHA Journal 0147 | 15 February 2017
L’art de la reprise dans la collection de Gaston de Saint-Maurice : entre art mamelouk égyptien et décors intérieurs des xviie-xviiie siècles
Abstract
By studying objects from the former collection of the French collector Gaston de
Saint-Maurice (1831-1905) now in the Louvre and the Musée des Arts
décoratifs in Paris, this article elucidates different aspects of the
taste for reuse of architectural elements and decorative artefacts in the 19th
century. Known for his collection of Islamic art (acquired by the South
Kensington Museum in 1883), Saint-Maurice also collected European decorative arts
showing his taste for historical decors. This article also raises the question of
the appropriation of such artefacts by museums today.
Table des matières
Aristocrate, dandy et collectionneur
Collectionner le fragment, penser le décor : la collection
kaléidoscopique de Gaston de Saint-Maurice
La dispersion d’une collection
Aristocrate, dandy et collectionneur
[1] Au foyer de la danse de l’Opéra, chez les “hétaïres” huppées dont les protecteurs formaient une confrérie, la tenue était celle de la meilleure société, mais on n’y était pas chiche d’indiscrétions sur l’intimité conjugale des hommes mariés, les “potins” risquaient moins de déborder les frontières d’un étroit Tout-Paris : l’aristocratie riche et libre de mœurs. Le prince de Sagan, Edmond de Polignac, Saint-Maurice, l’Écossais Strachan, l’Anglais Vansittart, piliers du Jockey Club, perpétuaient les traditions des d’Orsay, des Laffitte, des Morny, des lord Hamilton et des Hertford, lions du boulevard des Italiens au temps de la Maison d’Or et du Café des Anglais1.
[2] Dans le souvenir du peintre Jacques-Émile Blanche, Gaston de Saint-Maurice, dandy parisien devenu grand écuyer à la cour égyptienne en 1868, est l’un des personnages qui peuplent ce décor évoquant les ambiances mondaines des cercles parisiens du Second Empire. Saint-Maurice y demeure associé par l’imposant tableau de James Tissot, Le Cercle de la rue Royale2. À l’instar du Jockey Club, ce cercle restreint voire exclusif, fondé en 1852 et d’obédience royaliste, réunissait les jeunes représentants de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie du Second Empire. Gaston de Saint-Maurice y côtoie quelques-uns des personnages cités sous la plume de Jacques-Émile Blanche – le prince Edmond de Polignac et le capitaine Coleraine Robert Vansittart –, mais aussi les marquis de Miramon et de Ganay, le baron Hottinger et le très proustien Charles Haas.
[3] Charles Gaston Esmangart de Bournonville, comte de Saint-Maurice, plus souvent nommé Gaston de Saint-Maurice, est né le 17 avril 1831 à Compiègne3. Il est le fils de Louis-François Esmangart de Bournonville (1797-1860), dit de Saint-Maurice et de Marie-Louise Bézin d’Élincourt (1802-1851)4. La famille Esmangart a occupé une place importante dans l’histoire de Compiègne. Originaire de la Lorraine allemande, elle y serait arrivée au xve siècle et acquit, vers 1530, le fief de Bournonville, situé en bordure de Compiègne. Elle le vendit en 1763 à la marquise de Pompadour5. À la fin du xviie siècle, parmi ses alliances célèbres, on compte la famille Séroux d’Agincourt dont est issu Jean-Baptiste-Louis-Georges Séroux d’Agincourt (1730-1814), auteur de l’Histoire de l’art par les monumens, depuis sa décadence au ive siècle jusqu’à son renouvellement au xive siècle (1823)6. Le nom est intimement lié à l’histoire locale dans la mesure où plusieurs membres de la famille Esmangart de Bournonville ont occupé des fonctions administratives à Compiègne sur plusieurs générations7. Il n’est donc pas étonnant de retrouver en 1832 un certain comte de Saint-Maurice, père du collectionneur, nommé Introducteur des ambassadeurs à l’occasion du voyage du roi Léopold Ier de Belgique à Compiègne8. Les archives du musée national du château ne conservent pas trace de la présence de Gaston de Saint-Maurice aux célèbres « séries » de Compiègne, animées par le couple impérial sous le Second Empire. On peut cependant supposer qu’il y fût invité9.
[4] À l’exception de la période durant laquelle il vécut au Caire, de 1868 à 1878, Gaston de Saint-Maurice résida la plupart du temps à Paris. Si on lui connaît plusieurs adresses, il semble avoir vécu le plus longtemps au 12, rue de Penthièvre, dans le VIIIe arrondissement10. Aristocrate et dandy, Saint-Maurice possédait également une propriété à Dieppe, en Haute-Normandie11. À la faveur de l’établissement de bâtiments de bain, notamment à Pourville-sur-Mer dès 1815, cette région devint dans les années 1850-1860 un lieu de villégiature privilégié de l’aristocratie parisienne puis londonienne. À partir de 1880, des palaces et casinos s’érigent et y attirent une élite européenne. De nombreuses demeures y sont alors louées pendant la saison estivale12. C’est le cas de la villa de Gaston de Saint-Maurice, louée au baron Jacques de Günzburg moyennant 7000 francs par an13. Cette région, étudiée dans l’article de Viviane Manase, fut le lieu de constructions architecturales historicistes précoces. Les exemples que développe l’auteur sont évocateurs : la villa Le Donjon à Étretat (construite en 1862 puis agrandie en 1869), la villa mauresque construite à Yport par l’architecte Émile Marquette (1878-1879) et d’autres exemples plus tardifs, comme le casino mauresque de Dieppe ou le Grand Hôtel du casino de Pourville-sur-Mer (1905), dont le corps principal offrait de nombreuses références médiévales (tours, tourelles, archères et grandes toitures). Peu d’informations nous sont parvenues sur la propriété dieppoise de Saint-Maurice ; il semble néanmoins que cette villa renfermait des décors dont certains fragments furent vendus au moment de la succession Saint-Maurice en 190614.
[5] De Dieppe au Caire, on pourrait multiplier les exemples de constructions architecturales historicistes au xixe siècle. Gaston de Saint-Maurice fut en effet l’un de ces « fous du Caire »15 qui, à partir des années 1870 et à la faveur de son nouveau titre de grand écuyer du vice-roi, collectionna des fragments de monuments de l’art arabe égyptien16. Comme d’autres amateurs français résidant au Caire à cette même époque17, sa pratique de la collection eut la particularité d’être étroitement liée à des projets de création, de « recréation » architecturale18. Nous souhaitons ici mettre en perspective le contexte particulier de la construction de l’hôtel Saint-Maurice au Caire19 avec les éléments nouveaux qui permettent d’éclairer la constitution et la diversité de sa collection personnelle20. Cette collection, en partie conservée au Louvre (département des Arts de l’Islam), au musée des Arts décoratifs et au Victoria and Albert Museum à Londres, se compose principalement d’objets d’arts décoratifs appartenant à ce que nous appelons aujourd’hui les « arts de l’Islam », en particulier l’art mamelouk21. Cependant, cette collection offre également un ensemble de dessins ornementaux et d’objets décoratifs en bronze des xviie et xviiie siècles. L’histoire du goût et l’étude des collections constituent des approches très pertinentes pour comprendre les déplacements de décors et d’architecture22. C’est pourquoi la collection de Gaston de Saint-Maurice est intéressante dans différentes perspectives : elle permet d’étudier, parallèlement à la formation précoce d’une collection d’art islamique, l’art du remploi ou de la reprise dans des constructions architecturales historicistes23. À la manière d’un kaléidoscope, la collection Saint-Maurice invite à considérer les diverses formes que l’art du remploi a connues au cours du xixe siècle. Elle illustre une pratique de la collection intimement liée à l’architecture domestique et témoigne de la « vie sociale des objets »24, pour la plupart fragments de décors historiques disparus ou déplacés.
[6] À mi-chemin entre l’outil scientifique et l’outil de prestidigitation, le kaléidoscope possède un nombre fini d’éléments dans un espace clos, mais autorise cependant un nombre infini de combinaisons. Il illustre une manière de créer du nouveau par le seul réagencement de ce qui est déjà existant. Cette image permet également d’illustrer l’idée selon laquelle un objet ne découle pas de la simple addition des éléments qui le composent, mais de la forme que prend leur combinaison. L’usage de l’image du kaléidoscope que fait Claude Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage (1962) pour décrire la logique « sauvage » suggère un parallèle intéressant : « Cette logique opère un peu à la façon du kaléidoscope : instrument qui contient aussi des bribes et des morceaux, au moyen desquels se réalisent des arrangements structuraux »25.
Collectionner le fragment, penser le décor : la collection kaléidoscopique de Gaston de Saint-Maurice
[7] De manière métaphorique, les objets qui composent la collection Saint-Maurice évoquent les « infinies combinaisons d’images aux multiples couleurs »26 du kaléidoscope. L’usage des décors que fait Saint-Maurice dans son hôtel cairote confère à cette œuvre architecturale, dont le projet fut pensé par Ambroise Baudry, un caractère unique fondé sur des recréations architecturales27. Le contexte particulier des démolitions dans le cœur historique du Caire – provoqué par les grands travaux urbains d’embellissement lancés à partir de 1868 – favorise l’affluence sur le marché d’ensembles ou de fragments de décors issus de demeures et de mosquées médiévales28. Dans l’hôtel Saint-Maurice, ces décors historiques côtoient une importante collection d’objets d’art qui densifie les combinaisons d’images offertes par cet écrin architectural entre imaginaire et savoir. Comme l’a montré Mercedes Volait, « les codes sont subvertis, les objets sont détournés de leur fonction initiale, le décor est à la fois mimétique et de pure invention »29.
[8] Cet ouvrage, inscrit dans un contexte géographique et une période bien définis, fut rendu possible par une conjonction de circonstances favorables sur un plan personnel : statut de grand écuyer du khédive, aisance financière, concession d’un terrain à bâtir, affluence d’objets sur le marché. Faut-il pour autant le réduire à l’expression d’une pratique purement conjoncturelle et passagère ? Il semble que Saint-Maurice n’ait pas été qu’un collectionneur opportuniste ou occasionnel. Dès le début des années 1860, il possédait une importante collection d’objets d’art, qui associait arts décoratifs islamiques et européens des xviie-xviiie siècles30. En 1878, à son retour du Caire, la collection Saint-Maurice approchait le millier d’objets. Son affection pour les arts décoratifs en général et pour les arts de l’Islam en particulier n’était donc pas de circonstance. S’accompagnant de l’art du remploi des objets, elle témoignait bien plutôt d’une sensibilité de précurseur31. À la faveur de phénomènes de circulation semblables à des girations de kaléidoscope, ces objets pénètrent de nouveaux espaces qui leur confèrent une nouvelle « vie sociale », tout en conservant toutefois les traces matérielles de leur usage originel – c’est ce qui fait la valeur documentaire voire archéologique de la collection Saint-Maurice.
[9] Si les objets de la collection Saint-Maurice conservés dans les musées et devenus célèbres depuis constituent traditionnellement un échantillon précieux pour étudier l’histoire du goût et celle du remploi, le reste de sa collection, moins connu, n’en est pas moins intéressant dans cette perspective. En 1865, Saint-Maurice prête plusieurs objets à l’Exposition rétrospective des beaux-arts et des arts appliqués à l’industrie32. À son retour du Caire en 1878, la collection, exposée au palais du Trocadéro dans le cadre de l’Exposition universelle, y demeure jusqu’à son achat par le South Kensington Museum en 188333. En 1893, le musée des Arts décoratifs achète au collectionneur un lot de « boiseries arabes » et de bronzes d’ameublement d’époque moderne34 et, en 1903, Saint-Maurice prête trois objets à l’Exposition des Arts musulmans35. Aspect encore inédit dans les recherches consacrées au collectionneur, deux ventes aux enchères éclairent la constitution de sa collection après l’achat par le South Kensington Museum. La première est une vente d’estampes, de dessins et d’ornements des xviie et xviiie siècles organisée en 1893 et à laquelle le musée des Arts décoratifs achète plusieurs œuvres36. La seconde a lieu en 1906 après le décès du collectionneur37.
[10] Les « boiseries arabes », les bronzes d’ameublement d’époque moderne ou encore les dessins acquis par le musée des Arts décoratifs en 1893 attestent que Saint-Maurice fut sans nul doute un collectionneur sensible à la « beauté intrinsèque du fragment » telle qu’elle a été pensée par Bruno Pons38. Les années 1860 éclairent l’existence d’une véritable industrie du remploi, bientôt étendue à une échelle internationale39. Si l’idée de reconstitution change avec les époques, le déplacement d’ensembles ou de fragments de décors reste intimement lié à l’effervescence d’un commerce remarqué par des ventes formelles ou informelles40. Qu’ils soient étroitement liés à l’éveil d’une conscience patrimoniale ou non, ces remontages et ces reconstitutions comportent une part de fantastique. En observant de plus près les objets de la collection Saint-Maurice conservés dans les musées, on cerne toute l’ambiguïté d’une pratique qui, en recréant l’ambiance d’une époque révolue, expose, juxtapose et assemble des éléments authentiques avec des pastiches et des matériaux contemporains41.
[11] Les boiseries éclairent particulièrement la pratique du remploi. Un panneau de porte ou élément de joue de minbar (fig. 1) offre un exemple du type de remontages de fragments anciens qu’affectionnait Saint-Maurice42.
1 Elément de joue de minbar ? Fin du xiiie siècle – 1ère moitié du xive siècle. Musée du Louvre, Paris (© Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais/Claire Tabbagh)
L’objet est en bois sculpté et présente trois compartiments. Celui du milieu comporte un décor d’arabesque en marqueterie de bois foncé et d’os, formant par l’entrecroisement de nervures rectilignes une grande rosace, dont le centre est occupé par une étoile à douze branches. Autour de cette étoile rayonnent des médaillons de formes hexagonales variées renfermant des ornements feuillagés43. Après étude scientifique, il apparaît que le compartiment central date de la fin du xiiie siècle ou du début du xive siècle – cette partie est sculptée de motifs floraux (arabesques) typiques des productions égyptiennes de cette époque44. La position des motifs sculptés dans l’ivoire tend à prouver que la lecture du décor se déroulait initialement dans le sens de la longueur du panneau. Provenant probablement d’un minbar45 puis intégré au xixe siècle dans un panneau de porte, la lecture s’en est trouvée modifiée. On constate alors que l’élément ancien est réutilisé comme un élément décoratif. La restauration de l’objet a notamment révélé que le bois du panneau diffère de la marqueterie puisqu’il est en résineux. Parmi les onze boiseries achetées par le musée des Arts décoratifs en 1893, certaines témoignent de la fonction décorative attribuée à ces fragments par le collectionneur. Un panneau d’encadrement (fig. 2) restauré en 2009 fait état d’ajouts de bois « récents » fixés au revers pour en assurer le maintien46.
2 Panneau d’encadrement en bois avec un décor assemblé d’os et de nacre, Proche-Orient arabe/Égypte, s. d. Musée du Louvre, Paris (© Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais/Claire Tabbagh)
D’autres interventions, tels des percements visibles en périphérie, semblent avoir eu pour fonction d’assurer la fixation de l’objet. Des comblements et des traces de matière picturale ont visé à améliorer la présentation de l’objet.
[12] Une autre boiserie, un panneau épigraphié daté du xive siècle, présente des modifications caractéristiques d’un objet soumis à la pratique du remploi (fig. 3)47.
3 Boiserie avec inscription tirée de la Sourate 7, verset 21 : « Telle est la grâce de Dieu ! Il donne à qui il veut. Dieu est le maître de la Grâce incommensurable. » Égypte, xive siècle. Musée du Louvre, Paris (© Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais/Hervé Lewandowski)
Plusieurs interventions visibles sur cette boiserie renvoient à la fonction décorative qui lui fut probablement attribuée : des trous évoquent un ancien système d’attache au moyen de clous et, au revers, une plaquette munie d’anneaux métalliques témoigne d’un second système de fixation. D’autre part, l’objet conserve des traces de découpage et de consolidation de fentes à l’aide de colle animale. Ces fragments, réutilisés comme des pièces décoratives, mettent en exergue une pratique qui témoigne d’une forme d’appropriation du fragment fondée sur des continuités fictives entre le présent et les cultures du passé48. Jacqueline Lichtenstein définit le fragment comme un morceau brisé ou détaché d’un ensemble. Cette définition du fragment dans des termes physiques lui confère donc également une dimension temporelle. En effet, il n’est pas seulement cassé ou détaché, il est aussi un élément « rescapé »49. Subverti à des fins décoratives, il renvoie au kaléidoscope qui offre d’infinies combinaisons entre historicisme, fragmentation, mémoire, authenticité et appropriation50.
[13] Le lot de boiseries acheté à Saint-Maurice se compose principalement de panneaux de portes à décors d’assemblage incrustés d’ivoire, d’os ou de nacre (fig. 4). Ces décors d’assemblage souffrent d’importantes lacunes (fig. 5)51.
4 Panneau à l’étoile à douze pointes, bois (ébène), décor incrusté d’os, Égypte, xive-xvie siècle ?, Musée du Louvre, Paris (© Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais/Claire Tabbagh/Collections Numériques)
5 Partie de panneau de porte, bois, décor d’assemblage (bois et os), Proche-Orient arabe/Égypte, xiiie-xive siècle. Musée du Louvre, Paris (© Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais/Claire Tabbagh/Collections Numériques)
[14] D’autres panneaux de porte remploient des fragments pourvus de motifs décoratifs différents mais également représentatifs de l’art mamelouk : une porte comportant un décor sculpté rythmé par plusieurs compartiments probablement créés au xixe siècle52 (fig. 6) ; un panneau présentant une décoration en marqueterie à motifs de chevrons (fig. 7) et une partie de panneau de porte qui se compose d’un décor d’assemblage en bois53.
6 Porte en bois, décor sculpté, Proche-Orient arabe (Syrie ou Égypte). Musée du Louvre, Paris (© Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais/Claire Tabbagh)
7 Partie de panneau de porte, décor d’assemblage en bois, Proche-Orient arabe, xiiie-xive siècle. Musée du Louvre, Paris (© Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais/Claire Tabbagh)
Ces exemples le prouvent, le fragment peut être utilisé dans un but purement décoratif ; il devient alors ornement. Considéré d’un point de vue esthétique comme quelque chose de beau en soi, le fragment perd son référentiel significatif et fonctionnel54. Le remploi transforme donc le fragment qui, d’un objet ancien, devient objet historique. En ce sens, le fragment possède la capacité de transcender le phénomène matériel de sa particularité55. On mesure alors la portée de la métaphore du kaléidoscope dont Lévi-Strauss usait pour évoquer les « arrangements structuraux » que permet cet outil à partir de fragments qui, malgré « la dépossession de leur être propre […] en ont suffisamment pour participer à la formation d’un être d’un nouveau type »56.
[15] L’histoire du goût qui se profile dans la singularité de la collection Saint-Maurice permet de mesurer le retour en faveur de tous les arts décoratifs au xixe siècle, tant du point de vue des procédés de décoration que de la reproduction. Il semble que la sensibilité de Saint-Maurice pour la « beauté intrinsèque des fragments » soit étroitement liée à un intérêt plus large pour les décors historiques modernes et la décoration intérieure. Les dessins, ornements57 et bronzes d’ameublement58 conservés au musée des Arts décoratifs suggèrent en effet une collecte plus « systématique » de la part du collectionneur. Au prisme de cet ensemble de dessins, la collection Saint-Maurice revêt une valeur documentaire, soulignant la volonté du collectionneur de « penser le décor » à travers les siècles. Un dessin légendé « Parquet du Cabinet doré de Monseigneur à Versailles, détruit en 1688 » (fig. 8) est particulièrement intéressant au regard de notre réflexion sur le fragment et l’art du remploi59. Il figure des rinceaux de feuilles d’acanthe accompagnés de vases fleuris entourant le chiffre du roi placé dans un médaillon central.
8 « Parquet du Cabinet doré de Monseigneur à Versailles, détruit en 1688 », xviie siècle, dessin. Musée des Arts décoratifs, Paris (© Les Arts décoratifs, Paris/Jean Tholance)
[16] Ce parquet marqueté avait été commandé à l’ébéniste Pierre Gole en 168260 pour la construction de l’aile du Midi à Versailles qui abritait, au premier étage, les appartements du Dauphin et de la Dauphine61. Le dessin des Arts décoratifs – que l’on peut désormais attribuer à l’ancienne collection Saint-Maurice – est connu des historiens qui se sont intéressés aux décors des appartements du Grand Dauphin à Versailles62. Il permet en effet de restituer les dimensions du Cabinet doré et de confirmer sa situation grâce à l’emplacement de la cheminée et l’ébrasement de la fenêtre. Louis de France63 ne profite que très peu de son appartement du premier étage qu’il doit quitter à la fin de l’année 1683, à la suite du décès de sa mère la reine Marie-Thérèse. Alors qu’il est encore en train de faire décorer les cabinets de son appartement du premier étage, le Dauphin emménage dans les anciens appartements de Monsieur et Madame au rez-de-chaussée64. Il envisage, dans un premier temps, de faire remonter les décors de marqueterie réalisés par Pierre Gole, André-Charles Boulle et Domenico Cucci au premier étage. Cependant, les dimensions des pièces ne permettant aucune adaptation, cette solution est abandonnée. Le Dauphin fait appel aux mêmes artistes pour les décors des cabinets de son appartement du rez-de-chaussée65. Comme l’indique la légende inscrite sur le dessin des Arts décoratifs, les décors du Cabinet doré du premier étage de l’aile du Midi furent démontés en 168866. Qu’est-il advenu du parquet en marqueterie réalisé par Pierre Gole et représenté sur le dessin de la collection Saint-Maurice ? Il n’est pas remployé dans le Cabinet doré ni dans le Cabinet des glaces du rez-de-chaussée, car leurs dimensions ne le permettaient pas. Les historiens doutent que ce décor de marqueterie ait été laissé sans usage après son démontage. Une hypothèse tout à fait plausible a été proposée par Jean-Claude Le Guillou. En 1688, le Dauphin s’intéresse à de petites pièces sans fenêtres qui se situent à l'arrière du Cabinet de marqueterie ou Cabinet des glaces du rez-de-chaussée. Il améliore par exemple son entresol en y ajoutant un escalier et en y réalisant quelques embellissements. Ces pièces sont désignées comme les arrière-cabinets de Monseigneur, elles sont assez exiguës et sombres. Le Guillou relève en effet que les dimensions de ces pièces sont parfaitement identiques à celles du Cabinet de marqueterie de son ancien appartement67. Un article de Jean-Nérée Ronfort appuie l’hypothèse de Le Guillou à propos d’un éventuel remploi du parquet du Cabinet de marqueterie. La découverte d’un document conservé aux Archives nationales a permis d’en savoir davantage sur le devenir des décors du cabinet. Il s’agit de l’inventaire d’un des magasins de la Direction Générale des Bâtiments du Roy à Versailles (c. 1744-1746)68. Ce document fait référence à des éléments de décor d’une « Marqueterie d’ébène verte et d’étain avec plusieurs ornements de bronze doré provenant de l’entresol démolie [sic] de Monseigneur » et d’une « Marqueterie de bois à fleurs ». Malheureusement, les décors de l’appartement du Grand Dauphin disparaissent petit à petit sous Louis XV. Le dessin de la collection Saint-Maurice est donc un document exceptionnel dans la mesure où il renseigne sur l’apparence des décors des appartements du Grand Dauphin à Versailles aujourd’hui disparus. De plus, il renvoie très probablement à un exemple de remploi de décors historiques à Versailles à fin du xviie siècle. Si nous ne pouvons pas dater l’acquisition de ce dessin par Saint-Maurice faute d’archives personnelles, il faut certainement y reconnaître l’intérêt grandissant dans la seconde moitié du xixe siècle pour la collecte de reliques de l’Ancien Régime, au sein de laquelle Versailles occupe une place particulière69.
La dispersion d’une collection
[17] C’est entre 1878 et 1906 que se joue le destin de la collection Saint-Maurice. À son retour d’Égypte en 1878, le collectionneur bâtisseur, qui a dépensé une fortune dans la construction de son hôtel cairote, semble faire face à des difficultés financières70. Entre 1878 et 1893, Saint-Maurice va peu à peu vendre une grande partie de ses collections, en partie auprès de musées, en partie dans le cadre de ventes publiques. Dans un premier temps, c’est sa collection d’objets d’art islamiques, avoisinant le millier d’objets, qui est vendue. Exposée dans la troisième salle de la section égyptienne du palais du Trocadéro à l’Exposition universelle de 187871, elle est finalement achetée par le South Kensington Museum en 1883, à la suite de longues négociations72. La collection reste cependant exposée au palais du Trocadéro entre 1878 et 188373. En 1893, Saint-Maurice négocie avec l’Union centrale des Arts décoratifs (UCAD), cette fois-ci la vente d’un lot de « boiseries arabes » auquel il souhaite adjoindre un lot de bronzes d’ameublement des xviie et xviiie siècles74. Le lot des bronzes modernes est constitué de soixante-treize pièces d’ameublement parmi lesquels dominent ornements de pendule (volutes, feuilles d’acanthe) (fig. 9), tiges de rinceaux, motifs de rocaille, poignées de tiroirs, ornements et appliques de meubles75. Dix ans après l’achat de sa collection d’art islamique par le South Kensington Museum, l’année 1893 marque donc une deuxième étape importante dans la dispersion de la collection Saint-Maurice. En avril 1893, Gaston de Saint-Maurice vend à l’hôtel Drouot une partie de sa collection constituée d’estampes anciennes des écoles française et anglaise, de dessins, d'ornements et de livres76.
9 Ornement de pendule, xviiie siècle, Musée des Arts décoratifs, Paris (© Les Arts décoratifs, Paris/Jean Tholance)
[18] L’étude des œuvres mises en vente par Saint-Maurice nous permet de mieux cerner ses affections dans l’art moderne77. Parmi les estampes anciennes figurent notamment des estampes d’après Huet (singeries), Fragonard, Lavreince, Oudry, Reynolds, Saint-Aubin et Watteau, qui illustrent un penchant répandu dans la seconde moitié du xixe siècle pour la peinture dite « galante ». Les dessins et ornements nous renseignent sur l’inclination de Saint-Maurice pour le décor intérieur et la grammaire ornementale. En effet, il n’est pas anodin de relever des ornements de Boucher (meubles et intérieurs d’appartement), de Boulanger (nouvelles décorations d’appartements), de Cuvilliés (cartouches, plafonds), de Desprez (projet d’un intérieur de galerie), de Pillement, Nicolas Pineau et Ranson (cahier d’ornement pour la boiserie d’appartement), ainsi que des recueils d’ornements et de décors de lambris. Il s’agit d’ailleurs essentiellement de dessins d’études pour plafonds, galeries, portes, frises, modèles de berceaux ou projets de cheminée et trumeaux. Inversement, il est possible d’estimer l’intérêt et la valeur artistiques de cette collection, en s’intéressant aux acheteurs de la vente78. Les marchands d’estampes les plus importants de l’époque font partie de ses acheteurs : Louis Bihn, Paul Prouté et Jules Bouillon79. Le musée des Arts décoratifs figure également parmi les acheteurs. L’institution y acquiert treize dessins des xvie, xviie et xviiie siècles; tous portant sur le décor architectural et des projets de décoration intérieure, on y trouve des projets de berceaux, des éléments de décoration pour plafond, un projet de cheminée et son trumeau, des encadrements de glaces par Richard de Lalonde (fig. 10), un projet de console par Nicolas Pineau (fig. 11), le dessin du parquet de marqueterie du Cabinet doré (fig. 8), six études de cartouches par Stefano della Bella (fig. 12) ainsi que trois projets de décoration pour plafond dont les auteurs sont restés anonymes (fig. 13, 14, 15).
10 Richard de Lalonde (1735-1808), dessin (projet de cheminée et son trumeau), xviiie siècle, plume, encre noire, lavis gris, aquarelle bleue. Paris, Les Arts décoratifs (© Les Arts décoratifs, Paris)
11 Nicolas Pineau (1684-1754), dessin (projet de console), xviiie siècle, sanguine sur papier. Paris, Les Arts décoratifs (© Les Arts décoratifs, Paris)
12 Stefano della Bella, dessin (six études de cartouches), xviie siècle, plume, encre brune. Paris, Les Arts décoratifs (© Les Arts décoratifs, Paris)
13 Anonyme, dessin (projet de plafond), France, xviie siècle, plume et encre brune, aquarelle bleue, jaune, beige, sur preparation à la mine de plomb sur papier. Paris, Les Arts décoratifs (© Les Arts décoratifs, Paris)